L’éthique Essai sur la conscience du Mal ALAIN BADIOU (HATIER Paris octobre 199
L’éthique Essai sur la conscience du Mal ALAIN BADIOU (HATIER Paris octobre 1993) INTRODUCTION Certains mots savants, longtemps confinés dans les dictionnaires et la prose académique, ont la chance, ou la malchance –un peu comme une vieille fille résignée qui devient, sans comprendre pourquoi, la coqueluche d’un salon – de sortir soudain dans le plein air du temps, d’être plébis- et publi- cités, pressés, télévisés, mentionnés jusque dans les discours gouvernementaux. Le mot éthique, qui sent si fort son grec, ou son cours de philosophie, qui évoque Aristote (l’éthique à Nicomaque, un best- seller fameux !), est aujourd’hui sous les feux de la rampe. Ethique concerne, en grec, la recherche d’une bonne « manière d’être », ou la sagesse de l’action. A ce titre, l’éthique est une partie de la philosophie, celle qui ordonne l’existence pratique à la représentation du Bien. Ce sont sans doute les Stoïciens qui ont avec le plus de constance fait de l’éthique, non pas seulement une partie, mais le cœur même de la sagesse philosophique. Le sage est celui qui, sachant discerner les choses qui dépendent de lui de celles qui n’en dépendent pas, organise sa volonté autour des premières, et endure impassiblement les secondes. On rapporte du reste que les stoïciens avaient coutume de comparer la philosophie à un œuf, dont la coquille était la Logique, le blanc la Physique, et le jaune l’Ethique. Chez les Modernes, pour qui la question du sujet est, depuis Descartes, centrale, éthique est à peu près synonyme de moralité, ou –dirait Kant- de raison pratique (différenciée de la raison théorique). Il s‘agit des rapports de l’action subjective, et de ses intentions représentables avec une Loi universelle. L’éthique est principe de jugement des pratiques d’un Sujet, que ce sujet soit individuel ou collectif. On notera que Hegel introduit une fine distinction entre « éthique » (Sittlichkeit) et « moralité » (Moralität). Il réserve le principe éthique à l’action immédiate, cependant que la moralité concerne l’action réfléchie. Il dira par exemple que « l’ordre éthique consiste essentiellement dans la décision immédiate ». L’actuel « retour à l’éthique » prend le mot dans un sens évidemment flou, mais certainement plus proche de Kant (éthique du jugement) que de Hegel (éthique de la décision). En vérité, éthique désigne aujourd’hui un principe de rapport à « ce qui se passe », une vague régulation de notre commentaire sur les situations historiques (éthique des droits de l’homme), les situations technico-scientifiques (éthique du vivant, bio-éthique), les situations « sociales » (éthique de l’être-ensemble), les situations médiatiques (éthique de la communication), etc. Cette norme des commentaires et des opinions est adossée à des institutions, et dispose da sa propre autorité : il y a des « commissions nationales d’éthique », nommées par l’Etat. Toutes les professions s’interrogent sur leur « éthique ». On monte même des expéditions militaires au nom de l’ « éthique des droits de l’homme ». Au regard de l’inflation socialisée de la référence à l’éthique, l’enjeu du présent essai est double : - Dans un premier temps, il s‘agira d’examiner la nature exacte de ce phénomène, qui est, dans l’opinion et dans les institutions, la tendance « philosophique » principale du moment. On essaiera de montrer qu’il s‘agit en réalité d’un véritable nihilisme, et d’un menaçant déni de toute pensée. - Dans un deuxième temps, on disputera à cette tendance le mot éthique, en lui donnant un tout autre sens. Au lieu de le lier à des catégories abstraites (l’Homme, le Droit, l’Autre…), on le rapportera à des situations. Au lieu d’en faire une dimension de la pitié pour des victimes, on en fera la maxime durable de processus singuliers. Au lieu que n’y soit en jeu que la bonne conscience conservatrice, il en ira du destin des vérités. I/ L’HOMME EXISTE-T-IL ? L’« éthique », dans l’acception aujourd’hui courante du mot, concerne de façon privilégiée les « droits de l’homme » -ou, subsidiairement, les droits du vivant. On suppose qu’il existe un sujet humain partout reconnaissable, et qui possède des « droits » en quelque sorte naturels : droit de survivre, de n’être pas maltraité, de disposer de libertés « fondamentales » (d’opinion, d’expression, de désignation démocratique des gouvernements, etc.) Ces droits sont supposés évidents, et faire l’objet d’un large consensus. L’ « éthique » consiste à se préoccuper de ces droits, à les faire respecter. Ce retour à la vieille doctrine des droits naturels de l’homme est évidemment lié à l’effondrement du marxisme révolutionnaire et de toutes les figures de l’engagement progressiste qui en dépendaient. Dépourvus de tous repères collectifs, dépossédés de l’idée d’un « sens de l’Histoire », ne pouvant plus espérer une révolution sociale, nombre d’intellectuels, et avec eux de larges secteurs de l’opinion, se sont, en politique, ralliées à l’économie de type capitaliste et à la démocratie parlementaire. En « philosophie », ils ont redécouvert les vertus de l’idéologie constante de leurs adversaires de la veille : l’individualisme humanitaire et la défense libérale des droits contre toutes les contraintes de l’engagement organisé. Plutôt que de chercher les termes d’une nouvelle politique d’émancipation collective, ils ont en somme adopté les maximes de l’ordre « occidental » établi. Ce faisant, ils ont dessiné un violent mouvement réactif, au regard de tout ce que les années soixante avaient pensé et proposé. 1. La mort de l’Homme ? Michel Foucault avait alors fait scandale en énonçant que l’Homme, conçu comme sujet, était un concept historique et construit, appartenant à un certain régime du discours, et non une évidence intemporelle capable de fonder des droits ou une éthique universelle. Il annonçait la fin de la pertinence de ce concept, dès lors que le type de discours qui seul lui donnait sens était historiquement périmé. De même Louis Althusser énonçait que l’historie n’était pas, comme le pensait Hegel, le devenir absolu de l’Esprit, ou l’avènement d’un sujet-substance, mais un processus rationnel réglé, qu’il nommait un « procès sans sujet », et auquel n’avait accès qu’une science particulière, le matérialisme historique. Il en résulterait que l’humanisme des droits et de l’éthique abstraite n’étaient que des constructions imaginaires –des idéologies-, et qu’il fallait s’engager dans la voie qu’il appelait celle d’un « anti-humanisme théorique ». Dans le même temps, Jacques Lacan entreprenait de soustraire la psychanalyse à toute tendance psychologique et normative. Il montrait qu’il fallait distinguer absolument le Moi, figure d’unité imaginaire, et le Sujet. Que le sujet n’avait aucune substance, aucune « nature ». Qu’il dépendait, et des lis contingentes du langage, et de l’histoire, toujours singulière, des objets du désir. Il s’ensuivait que toute notre vision de la cure analytique comme réinstauration d’un désir « normal » était une imposture et que, plus généralement, il n’existait aucune norme dont puisse se soutenir l’idée d’un « sujet humain » dont la philosophie aurait eu pour tâche d’énoncer les devoirs ou les droits. Ce qui était ainsi contesté était l’idée d’une identité, naturelle ou spirituelle, de l’Homme, et par conséquent le fondement même d’une doctrine « éthique » au sens où on l’entend aujourd’hui : législation consensuelle concernant les hommes en général, leurs besoins, leur vie et leur mort. Ou encore : délimitation évidente et universelle de ce qui est mal, de ce qui ne convient pas à l’essence humaine. Est-ce à dire que Foucault, Althusser, Lacan, prônaient l’acceptation de ce qu’il y a, l’indifférence au sort des gens, le cynisme ? Par un paradoxe que nous éclaircirons dans la suite, c’est exactement le contraire : tous étaient, à leur façon, les militants attentifs et courageux d’une cause, bien au-delà de ce que sont aujourd’hui les tenants de l’ « éthique » et des « droits ». Michel Foucault par exemple s’était engagé de façon particulièrement rigoureuse sur la question des emprisonnés, et consacrait à cette question, faisant preuve d’un immense talent d’agitateur et d’organisateur, une grande partie de son temps. Althusser n’avait en vue que la re-définition d’une véritable politique d’émancipation. Lacan lui-même, outre qu’il était un clinicien « total », au point de passer le plus clair de sa vie à écouter des gens, concevait son combat contre les orientations « normatives » de la psychanalyse américaine, et la subordination avilissante de la pensée de l’american way of life, comme un engagement décisif. De sorte que les questions d’organisation et de polémique étaient à ses yeux constamment homogènes aux questions théoriques. Lorsque les tenants de l’idéologie « éthique » contemporaine proclament que le retour à l’Homme et à ses droits nous a délivrés des « abstractions mortelles » engendrées par « les idéologies », ils se moquent du monde. Nous serions heureux de voir aujourd’hui un souci aussi constant des situations concrètes, une attention aussi soutenue et aussi patiente portée au réel, un temps aussi vaste consacré à l’enquête agissante auprès des gens les plus divers, et les plus éloignés, en apparence, du milieu ordinaire des intellectuels, que ceux dont nous avons été les témoins entre 1965 et 1980. En réalité, la preuve a « été fournie que la thématique de la uploads/Philosophie/ l-x27-e-thique-badiou.pdf
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