Augustinianum 60/2 (2020), 479-498 L’EXÉGÈSE ANTI-ORIGÉNISTE DE JEAN PHILOPON :

Augustinianum 60/2 (2020), 479-498 L’EXÉGÈSE ANTI-ORIGÉNISTE DE JEAN PHILOPON : ORIGINES ET POSTÉRITÉ Charles-Antoine Fogielman* La figure de Jean Philopon (490-570 env.) a fait récemment l’objet d’un nombre croissant d’études.1 La longue carrière de ce professeur de philosophie alexandrin devenu théologien l’a conduit à intervenir dans des domaines aussi différents que la christologie, la théologie trinitaire, et le commentaire des Écritures ; mais il reste avant tout le dernier des grands commentateurs d’Aristote de l’Antiquité tardive.2 Les travaux de C. dell’Osso3 ont permis de prendre la mesure de l’importance qu’a eue au VIe siècle le recours à la philosophie d’Aristote pour clarifier le débat christologique, qui, depuis le concile de Nicée, s’exprime dans des termes empruntés au Stagyrite, avec les termes de substance et d’hypostase. C’est donc l’étude approfondie des œuvres de ce philosophe qui a permis à une génération de théologiens – Jean Philopon, Léonce de Byzance, Léonce de Jérusalem, Théodore de Raithu, Serge de Reshaina, Paul le Perse et d’autres encore – de parvenir à une formulation plus précise des différences christo- logiques – sans pour autant réconciler les parties en présence. * Collège des Bernardins, 25, rue d’Armaillé, 75017 Paris fogielman@orange.fr 1 Parmi les publications les plus importantes, citons R. Sorabji (ed.), Philoponus and the Rejection of Aristotelian Science, London 1987 ; C. Scholten, Antike Naturphilosophie und christliche Kosmologie in der Schrift «De opificio mundi» des Johannes Philoponos, Berlin 1996 ; L. Fladerer, Johannes Philoponos «De opificio mundi». Spätantikes Sprachdenken und Christliche Exegese, Stuttgart-Leipzig 1999 ; M. Lang, John Philoponus and the Controversies over Chalcedon in the Sixth Century, Leuven 2001 (Spicilegium Sacrum Lovaniense: Études et Documents 47) ; L.S.B. McCoul, The Historical Context of John Philoponus’s De opificio mundi in the Culture of Byzantine-Coptic Egypt, dans Zeitschrift für antikes Christentum 9/2 (2006), 397-423. 2 Ses commentaires occupent les volumes 13 à 17 de M. Hayduck (ed.), Commentaria in Aristotelem Graeca edita consilio et auctoritate academiae litterarum Regiae Borussicae, Berlin 1882-1909. 3 C. dell’Osso, Cristo e logos : il calcedonismo del VI secolo in Oriente, Rome 2010 (SAC 118). 480 Charles-Antoine Fogielman Ce mouvement de la “scolastique byzantine”, qui a importé dans la théologie chrétienne l’outillage conceptuel péripatéticien, coïncide avec une flambée d’intérêt, à la fin de l’Antiquité, pour l’étude du corpus aristo- télicien dans les écoles de philosophie néoplatonicienne. Un des principes fondateurs du néoplatonisme est la systématisation de la doctrine de Pla- ton, éparse dans les dialogues, par l’application de la rigueur conceptuelle de l’auteur de l’Organon ; plus on avance vers la fin de l’Antiquité, plus la philosophie néoplatonicienne devient en réalité une école néo-péripa- téticienne.4 Jean Philopon, qui hérite de ce mouvement et en est l’un des représentants les plus aboutis, a fait bénéficier la scolastique byzantine de sa compétence technique inégalée quant à la connaissance des œuvres d’Aris- tote, quelles qu’aient été les controverses sur ses prises de position théolo- giques par la suite.5 Il est regrettable que l’ampleur de l’œuvre philosophique et christo- logique de Philopon ait fait négliger quelque peu ses incursions dans le domaine exégétique, et notamment le De opificio mundi, son commentaire magistral de la Genèse. Même là, cependant, c’est avant tout en polémiste, hostile à la christologie dyphysite de l’Antiochien Théodore de Mopsueste, qu’il prend la plume ; il faut donc se replacer dans le temps long de la cris- tallisation de l’opposition entre les écoles d’interprétation scripturaire, et de leurs christologies respectives, pour contextualiser l’œuvre exégétique de Philopon, et évaluer son legs à la postérité dans ce domaine. 1.  Le paradigme du Ve siècle : dyphysites littéralistes et miaphysites allégorisants Il est désormais presque de l’ordre du poncif d’opposer Alexandrie à Antioche. Quasten présentait la première, qui inclinait à l’allégorie, l’idéa- lisme, et se réclamait de Platon, comme contrecarrée par la seconde, qui aurait penché vers le sens littéral, les explications concrètes, et préféré Aris- tote.6 Toute sorte de correctifs ont été apportés à ce tableau : Schäublin a précisé que l’attention à la lettre à Antioche n’est pas tant une réaction à de supposés excès alexandrins que l’aboutissement naturel des méthodes 4 G.E. Karamanolis, Plato and Aristotle in Agreement ? Platonists on Aristotle from Antiochus to Porphyry, Oxford 2006. 5 Cf. A. van Roey, Les fragments trithéites de Jean Philopon, dans Orientalia Lovaniensia Periodica 11 (1980), 135-163. 6 J. Quasten, Patrology, vol. 2, Utrecht 1962, 122. 481 L’exégèse anti-origéniste de Jean Philopon d’enseignement des écoles de rhétorique où les docteurs d’Antioche avaient reçu leur formation, et de leur attention à la philologie.7 Il a aussi été rappelé récemment qu’il était inexact de dépeindre Antioche comme dépourvue de toute sensibilité platonicienne.8 Néanmoins, la synthèse que propose Young, où l’allégorie alexandrine découle d’une approche philo- sophique, tandis que l’approche rhétorique qui prévaut à Antioche, pré- serve la caractérisation globale d’Alexandrie comme plus allégorisante, et d’Antioche comme plus littéraliste.9 Ces tendances de fond ont de profondes racines : à Alexandrie, Origène et Didyme l’Aveugle s’inscrivent dans la lignée de Philon, qui lui-même applique à la Bible la même lecture allégorique que celle que des païens comme Apollonius de Rhodes, directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, employaient pour Homère.10 L’existence historiquement reconnue d’une école catéchétique à Alexandrie, et la dénomination conséquente d’«école alexandrine», rend tentante l’opposition avec une supposée «école antiochienne» qui lui cor- respondrait terme à terme ; on sait désormais que ce raccourci est un peu rapide. Il a même été proposé d’abolir, à toutes fins utiles, la distinction entre Antioche et Alexandrie.11 Il reste pertinent, néanmoins, de constater une parenté intellectuelle entre plusieurs grands auteurs des IVe-Ve siècles tels que Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste et Théodoret de Cyr ; cette parenté était ressentie par les auteurs antiques eux-mêmes – surtout, il est vrai, par leurs adversaires, qui ont fait condamner les deux derniers 7 C. Schäublin, Untersuchungen zu Methode und Herkunft der antiochenischen Exegese, Cologne 1974. 8 N. Siniossoglou, Plato and Theodoret: The Christian Appropriation of Platonic Philosophy and the Hellenic Intellectual Resistance, dans The Making of Orthodoxy : Essays in Honour of Henry Chadwick, ed. R. Williams, Cambridge 1989, 182-199. 9 F. Young, The Rhetorical Schools and their Influence on Patristic Exegesis, Cambridge 2008 (Cambridge Classical Studies). 10 Cf. A. Rengakos, Apollonius Rhodius as a Homeric Scholar, dans Brill’s Companion to Apollonius Rhodius, edd. T. Papaghelis et A. Rengakos, Leiden 2011, 243-266. En effet, au VIe siècle av. J.-C., des philosophes comme Héraclite, Xénophane et Pythagore avaient remis en doute l’intérêt du grand poète comme sujet d’étude, vu qu’il semblait rempli de mythes absurdes. Théagène de Reggium répondit en affirmant que ces absurdités apparentes étaient en réalité des allégories masquant des vérités très profondes acceptée par Anaxagore et Démocrite, entre autres, cette idée devint l’opinion commune (cf. J.P. Vernant, Mythe et Société en Grèce ancienne, Paris 1981, 212). 11 C’est la position d’E. Clark, Asceticism and Scripture in Early Christianity, Princeton 1999, 71-77, ou de M. Mitchell, Paul, the Corinthians and the Birth of Christian Hermeneutics, Cambridge 2010, 18-27. 482 Charles-Antoine Fogielman à Constantinople III (553). Il est cependant objectif de relever leur intérêt commun pour la rhétorique, dont des praticiens célèbres, comme Aphtho- nios ou Libanios,12 tenaient école à Antioche. L’insistence de l’éducation rhétorique sur la clarté d’exposition à la fois au niveau de chaque phrase (κάθαρον), et de l’organisation d’ensemble du propos (εὐκρινές)13 leur fait retrouver cette clarté dans le texte saint, et conduit à une insistance sur l’ἱστορία du texte, c’est-à-dire la cohérence rhétorique et narrative du texte tout autant que son sens littéral. Cette insistance, il faut le souligner à la suite de la recherche récente, n’est pas absolue, non plus que la prédilection alexandrine pour la spéculation aux dépens de la lettre du texte. Ces faits sont bien établis ; et il est encore mieux établi que parallèle- ment aux habitudes herméneutiques, Antiochiens et Alexandrins se dis- tinguent aussi par leurs christologies. Les premiers voient le Christ comme unissant une nature divine (Θεός) et humaine (ἄνθρωπος) en une seule personne (ὑπόστασις), et distinguent donc entre nature et hypostase, même si la grande majorité accepte le concile d’Éphèse qui condamna en 431 l’absolutisation de la distinction des natures du Christ par Nestorius. Les Alexandrins en revanche considèrent l’Incarnation comme la fusion du Verbe (Λόγος) et d’une chair (σάρξ).14 Ils répugnent à distinguer entre na- ture et hypostase ;15 leur grande majorité refusera de reconnaître le concile de Chalcédoine, qui en 451 consacre l’expression “deux natures”. La question cependant qui mérite une attention plus soutenue, est celle de savoir s’il existe une relation de cause à effet entre les options her- méneutiques des deux écoles d’une part, et leurs options christologiques d’autre part. On peut certainement trouver chez les auteurs antiochiens eux-mêmes l’attribution explicite à leur théologie dyphysite de leur volonté d’avoir recours à une exégèse plus naturaliste: 12 Une tradition rapportée par Sozomène fait de ce dernier le professeur de Jean Chrysostome et de Théodore de Mopsueste : cf. A. Cameron, Education and literary culture, dans The Cambridge ancient history, vol. XIII: The late empire, A.D. 337-425, edd. A. uploads/Philosophie/ l-x27-exegese-anti-origeniste-de-jean-philopon.pdf

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