Stephen Jay Gould Darwin et les grandes énigmes de la vie RÉFLEXIONS SUR L’HIST

Stephen Jay Gould Darwin et les grandes énigmes de la vie RÉFLEXIONS SUR L’HISTOIRE NATURELLE Éditions du Seuil – 2 – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel Lemoine Édition définitive établie par Marcel Blanc La première édition de cet ouvrage a été publiée en 1979 par les éditions Pygmalion/Gérard Watelet Titre original : Ever Since Darwin (Reflections in national history) Éditeur original : Norton & Company, New York © 1977, Stephen Jay Gould et Norton & Company isbn original : 0-393-06425-5 isbn 2-02-006980-6 © Février 1997, Éditions du Seuil, pour la traduction française et la présente édition. – 3 – À mon père Qui m’emmena voir le Tyrannosaure Quand j’avais cinq ans – 4 – Prologue « Un siècle sans Darwin, cela commence à bien faire ! » tonna en 1959 le célèbre généticien américain H.J. Muller. Beaucoup de ceux qui entendirent cette réflexion la prirent comme une manière quelque peu déplacée de saluer le centenaire de l’Origine des espèces, mais personne ne nia qu’il y avait de la vérité dans ce cri de colère. Pourquoi Darwin a-t-il été si difficile à comprendre ? En l’espace de dix ans, il convainquit le monde intellectuel de l’existence de l’évo- lution, mais sa théorie de la sélection naturelle ne fut jamais très po- pulaire de son vivant. Elle ne s’est imposée que dans les années qua- rante et, aujourd’hui encore, bien qu’elle soit au cœur de notre théo- rie de l’évolution, elle est généralement mal comprise, mal citée et mal appliquée. La difficulté ne réside pourtant pas dans la complexité de sa structure logique, car les fondements de la sélection naturelle sont la simplicité même. Ils se résument à deux constatations indubi- tables entraînant une conclusion inévitable : 1. Les organismes varient et leurs variations se transmettent (en partie du moins) à leurs descendants. 2. Les organismes produisent plus de descendants qu’il ne peut en survivre. 3. En règle générale, le descendant qui varie dans la direction fa- vorisée par l’environnement survivra et se reproduira. La variation favorable se répandra donc dans les populations par sélection natu- relle. Ces trois propositions établissent que la sélection naturelle peut fonctionner, mais elles ne lui garantissent pas, par elles-mêmes, le rôle fondamental que lui a attribué Darwin. L’idée suivant laquelle la sélection naturelle est la force créatrice de l’évolution et pas seule- ment le bourreau qui exécute les inadaptés est l’essence de la théorie – 5 – darwinienne. La sélection naturelle doit également construire l’adap- té, c’est-à-dire élaborer progressivement l’adaptation en conservant, génération après génération, les éléments favorables dans un en- semble de variations dues au hasard. Si la sélection naturelle est créa- trice, il faut compléter la première proposition, relative à la variation, par deux observations supplémentaires. Premièrement, la variation doit être le fruit du hasard ou, tout au moins, ne pas tendre de préférence vers l’adaptation. Car si la varia- tion est préprogrammée dans la bonne direction, la sélection natu- relle ne joue aucun rôle créateur et se contente d’éliminer les indivi- dus non conformes. Le lamarckisme, suivant lequel les animaux ré- agissent de manière créative à leurs besoins et transmettent les carac- téristiques acquises à leurs descendants, est, de ce point de vue, une théorie non darwinienne. Ce que nous savons des variations géné- tiques laisse penser que Darwin avait raison de soutenir que la varia- tion n’est pas préprogrammée. L’évolution est un mélange de hasard et de nécessité. Hasard dans la variation, nécessité dans le fonction- nement de la sélection. Deuxièmement, la variation doit être petite relativement à l’am- pleur de l’évolution manifestée dans la formation d’espèces nouvelles. En effet, si les espèces nouvelles apparaissent d’un seul coup, le seul rôle de la sélection consiste simplement à faire disparaître les popula- tions en place afin de laisser le champ libre aux formes améliorées qu’elle n’a pas élaborées. De nouveau, nos connaissances en géné- tique vont dans le sens de Darwin, qui croyait que les petites muta- tions constituent l’essentiel de l’évolution. Ainsi, la théorie de Darwin, simple en apparence, ne va pas, dans les faits, sans complexité. Il semble néanmoins que les réticences qu’elle suscite tiennent moins aux éventuelles difficultés scientifiques qu’au contenu philosophique des conceptions de Darwin, qui consti- tuent en effet un défi à un ensemble d’idées particulières à l’Occident et que nous ne sommes pas encore près d’abandonner. Pour commencer, Darwin prétend que l’évolution n’a pas de but. Les individus luttent pour accroître la représentation de leurs gènes dans les générations futures, un point c’est tout. S’il existe un ordre et une harmonie dans le monde, ce ne sont que les conséquences acci- – 6 – dentelles de l’activité d’individus qui ne recherchent que leur profit personnel. C’est, si l’on veut, l’économie d’Adam Smith appliquée à la nature. En second lieu, Darwin soutient que l’évolution n’est pas diri- gée, qu’elle ne conduit pas inévitablement à l’apparition de caracté- ristiques supérieures. Les organismes ne font que s’adapter à leur en- vironnement. La « dégénérescence » du parasite est aussi parfaite que l’élégance de la gazelle. Enfin, Darwin fait reposer son interprétation de la nature sur une philosophie matérialiste. La matière est le fondement de toute exis- tence ; l’intelligence, l’esprit et Dieu ne sont que des mots qui servent à désigner les manifestations de la complexité du cerveau. Le monde a changé depuis Darwin. Mais il n’est pas moins pas- sionnant ; et, s’il nous est impossible de découvrir les objectifs de la nature, nous devrons les définir nous-mêmes. Darwin n’apportait pas la bonne parole ; il n’entrait pas dans ses intentions d’appliquer à la nature les préjugés de la pensée occidentale. L’esprit de Darwin pour- rait même apporter beaucoup à notre civilisation en réfutant l’un des thèmes favoris de l’arrogance occidentale : l’homme destiné à domi- ner la Terre et les animaux, parce que constituant l’aboutissement d’un processus préconçu. Quoi qu’il en soit, il faut faire la paix avec Darwin. Et pour cela, il faut comprendre ses idées et en voir les conséquences. Les différents essais qui constituent ce livre sont consacrés à l’exploration de cette « manière d’envisager la vie », expression employée par Darwin lui- même pour définir l’évolution telle qu’il la concevait. Écrits entre 1974 et 1976, ces essais ont été publiés à l’origine dans Natural History Magazine. Les journalistes disent souvent, en manière de plaisanterie, que le journal d’hier sert à envelopper les ordures d’aujourd’hui. Je ne l’ou- blie pas. Je n’oublie pas non plus qu’il faut détruire des hectares de forêt pour publier des essais redondants et incohérents. Car, comme le Dr Lorax, j’aime à croire que je parle pour les arbres. Toute vanité mise à part, ma seule excuse à la réunion de ces essais sous forme de livre est la constatation de l’intérêt qu’ils suscitent… bien qu’ils soient considérés par certains comme complètement dépourvus d’intérêt. De plus, ils s’articulent tous autour d’un thème central : la perspec- – 7 – tive évolutionniste de Darwin en tant qu’antidote à notre arrogance universelle. La première partie explore la théorie de Darwin elle-même, en particulier la philosophie qui a inspiré sa remarque à H.-J. Muller. L’évolution est sans but, non progressive et matérialiste. J’expose le fond du problème au moyen de charades amusantes : qui était le na- turaliste du Beagle (ce n’était pas Darwin) ; pourquoi Darwin n’a-t-il pas employé le mot « évolution » et pourquoi a-t-il attendu vingt et un ans avant de publier sa théorie ? L’application du darwinisme à l’évolution de l’homme constitue la deuxième partie. Je m’efforce de mettre en évidence à la fois que nous sommes « à part » et néanmoins partie du monde animal. Notre caractère « à part » résulte des processus ordinaires de l’évolution, non d’une prédestination à un statut supérieur. Dans la troisième partie, j’expose les problèmes complexes de la théorie évolutionniste en appliquant celle-ci à des organismes bi- zarres. Ces essais traitent des bois géants du cerf, des mouches qui dévorent leur mère, des palourdes qui donnent naissance à un pois- son-leurre et des bambous qui ne fleurissent qu’une fois tous les cent vingt ans – mais tous traitent des problèmes d’adaptation, de perfec- tion et de phénomènes apparemment dépourvus de sens. Dans la quatrième partie, j’applique la théorie évolutionniste à l’histoire de la vie. Il n’y a pas de progression constante, mais des époques d’extinction massive et de « spéciation » rapide, séparées par de longues périodes de calme. Je mets l’accent sur deux événe- ments : l’« explosion » du cambrien, qui est à l’origine de l’apparition d’animaux complexes, il y a environ 600 millions d’années, et l’ex- tinction du permien, qui a fait disparaître la moitié des familles d’in- vertébrés marins, il y a environ 225 millions d’années. De l’histoire de la vie, je passe à celle de la Terre (cinquième par- tie). Je parle des héros du passé (Lyell) et des hérétiques d’aujour- d’hui (Vélikovsky), qui se sont attaqués à des problèmes d’ordre gé- néral. L’histoire géologique a-t-elle un sens ? Le changement est-il lent et constant, uploads/Philosophie/ darwin-et-les-grandes-enigmes-de-la-vie-stephen-jay-gould-pdf.pdf

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