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12/04/05 22:55 La mort en sa négativité Página 1 de 31 http://noesis.revues.org/index8.html Noesis N°3 | 2000 : La métaphysique d'Emmanuel Levinas La mort en sa négativité JACQUES ROLLAND Notes de la rédaction Les pages qui suivent développent le contenu d’une allocution prononcée le 29 janvier 1996 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, lors d’une soirée d’hommage à Emmanuel Levinas, décédé le 25 décembre 1995. Texte intégral Pour Hélène, Danielle et Michaël, en mémoire du 26 décembre 1995 Il n’est pas possible de ne pas lire la fin et l’anéantissement dans le phénomène de la mort. Mais elle ne coïncide pas avec la destruction d’un objet ou d’un vivant quelconque, avec l’érosion d’une pierre ou l’évaporation d’une eau où toujours, après la destruction des configurations, subsistent les matériaux et où la destruction elle-même se place entre un avant et un après qui appartiennent, avec la destruction, à la même ligne du temps, au même apparaître, au même monde. La fin de la mort coïncide-t-elle avec la destruction d’une forme ou d’une mécanique - ou bien ne sommes-nous pas inquiétés par un surplus de sens ou un défaut de sens quand il s’agit de la mort de l’homme ? Mort de l’homme à partir de laquelle, peut-être, se comprend toute mort de vivant. Emmanuel Levinas, La Mort et le Temps Je me demande même comment le trait principal de notre relation avec la mort a pu échapper à l’attention des philosophes. Ce n’est pas de l’analyse du néant dont précisément nous ne savons rien que l’analyse doit partir, mais d’une situation où quelque chose d’absolument inconnaissable apparaît ; absolument inconnaissable, c’est-à-dire étranger à toute lumière, rendant impossible toute assomption de possibilité, mais où nous-mêmes sommes saisis. 1 12/04/05 22:55 La mort en sa négativité Página 2 de 31 http://noesis.revues.org/index8.html Ces propos, qui remontent à l’immédiat après-guerre, contiennent à la fois l’énoncé d’une thèse philosophique sur la question de la mort - thèse qui certes évoluera avec l’évolution de l'œuvre - et l’aveu d'un malaise ou d’une insatisfaction envers les propositions sur la mort léguées par la tradition philosophique occidentale, par la philosophie qui nous est transmise, selon l’expression chère au Levinas des années soixante-dix et quatre-vingt, sentiment qui sera réaffirmé, ou qui percera entre les lignes, chaque fois que le philosophe reviendra sur cette question, jusqu’au Cours sur La Mort et le Temps. Ce qui indique que cette question - pour être restée, sinon marginale, du moins latérale, dans le questionnement d’ensemble de Levinas - n’en a pas moins accompagné l’évolution, se manifestant ici ou là, et souvent à des moments-clefs, avant de faire l’objet d’une réflexion radicale et systématique, dans le Cours, en quête de l’expression d'une véritable pensée de la mort, exhaustive si faire se peut, et en tout cas bien articulée. Ce qui signifie en outre que cette pensée, latérale peut-être mais tout autant récurrente, permet de mettre en lumière la continuité de l’œuvre, en s’inscrivant dans l’évolution d’ensemble de celle-ci, pour l’éclairer d’un jour nouveau, quoi qu’il en soit peu abordé par la critique. Ce qui veut dire enfin que la tentative plusieurs fois recommencée de questionner la mort ne s’est jamais séparée du sentiment de cette insatisfaction ou plus exactement, et plus radicalement, que celle-ci est le terreau dans lequel mûrit cette pensée, l’atmosphère dans laquelle elle s’élabore. C’est au demeurant pourquoi le Cours, différant en cela de la manière habituelle de l’œuvre écrite où la discussion avec la tradition, où le recours à l’histoire de la philosophie - présente à chaque ligne - restent cependant le plus souvent à l’arrière-plan de l’expression, dans une sorte de présence latente ou souterraine qui ne s’articule pas en discussion à proprement parler, mais en vient à se confronter avec les philosophies du passé et du présent (de Platon à Heidegger et au-delà, si tant est que l’utopisme de Bloch peut se considérer comme un au-delà de Heidegger), pour chercher dans cette confrontation à élaborer ce que l’on continuera ici à nommer une pensée de la mort. Mais notons que cette confrontation ne prend pas - même dans le Cours où l’histoire de la philosophie est beaucoup plus présente - l’allure du Gespräch heideggérien où s’accomplit une authentique Auseinandersetzung avec la pensée prise en vue. Chez Levinas, pour le dire de cette façon, il s’agit de prendre ses marques par rapport au legs de la tradition philosophique, dans le but de tracer son propre chemin, d’élaborer sa propre « doctrine », si tant est que ce mot convienne lorsque c’est de la mort qu’il est question 2. 1 12/04/05 22:55 La mort en sa négativité Página 3 de 31 http://noesis.revues.org/index8.html Manière du discours qui n’est évidemment pas sans influence sur la façon même de l’approcher et qui a en tout cas déterminé le parti pris de départ de la présente étude. Je veux dire qu’il ne me semble ni possible - dans le cadre de ce qui n’est pas un livre - ni véritablement nécessaire d’entrer dans le détail des différentes « doctrines » de la mort, ni dans une approche érudite ni dans un abord critique qui viserait à justifier les analyses et les jugements de Levinas sur les philosophies du passé et du présent - ou se verrait obligé de les remettre en cause - mais de pointer, à chaque fois, ce qui entraîne son insatisfaction et ainsi le pousse à sans cesse reprendre et affiner sa propre interrogation, à aiguillonner sa propre recherche. Insatisfaction, on s’en doute, qui n’a pas une motivation unique, dans la mesure même où elle est suscitée par la pluralité des positions philosophiques sur la question, insatisfaction qu’il faut dès lors dire multiple ou complexe - ce qui oblige à d’emblée avertir le lecteur que nous entrons ici, dès le départ, dans l’indéniable difficulté du discours levinassien, que le commentaire ne doit pas chercher à amoindrir mais au contraire à aggraver, et peut-être à exacerber, dans la mesure au moins où la complexité et la difficulté de ce moment critique introduiront à celles de la pars construens de ce discours sur la mort - de cette pensée de la mort. 2 Mais, avant de s’engager sur ce chemin, il importe de préciser ce qu’il en est de cette insatisfaction qui pas à pas accompagne Levinas dans sa recherche. Enonçons alors l’hypothèse de fond de la présente lecture : cette insatisfaction a sa source dans le sentiment d’une insuffisante pensée de la négativité de la mort, trop vite ramenée à ce que Hegel ne manquerait pas ici de désigner comme le bien-connu. Négativité de la mort qui excède la pensée ou qui nous confronte à ce qu'un Grec avait subodoré : qu’il est « certaines pensées plus fortes que nous »3. Négativité qui, en tout cas, nous écarterait radicalement de la spiritualité de l’idéalisme allemand où la mort en sa néantité est condition de la vie de l’Esprit. Négativité à saisir - ou à pâtir - dans l’ineffectivité qu’elle induit, dans ce qu’un Blanchot, pour le convoquer peut-être trop tôt dans l’économie de cette étude, appellerait sa neutralité, et qui amena Georges Bataille à la penser comme excès ou excédence. Négativité, quoi qu’il en soit, que Levinas n’évite pas, devant laquelle il ne se détourne pas (je pense évidemment à la Préface de la Phénoménologie), mais dont il demande seulement si le néant lui suffit. 3 12/04/05 22:55 La mort en sa négativité Página 4 de 31 http://noesis.revues.org/index8.html 1. Mort et néant …la mort [n’]indique [pas] un sens qui surprend comme si l’anéantissement pouvait introduire dans un sens qui ne se réduit pas au néant. 5 Car les propos d’après-guerre cités sur le seuil de cette analyse ne signifient pas une négation, bergsonienne ou autre, du néant et du néant de la mort. Si l’on pouvait le croire - ou le craindre - la reprise de la question dans les années soixante-dix, dans La Mort et le Temps, suffirait à lever cette anxiété. Car le Cours ne cesse de répéter que « le néant de la mort est indéniable »4. Si la tâche de la philosophie consiste à rechercher et à interroger la qualité propre de ce néant (« dont précisément nous ne savons rien », du moins au départ), à en déterminer la négativité sui generis, cela veut aussitôt dire qu’il est absolument nécessaire de le reconnaître et de penser ce néant avec lequel, pour toute une philosophie, la mort se confond ou auquel elle se réduit. Affirmation, donc, incontournable, même si elle réserve une question : celle de savoir si 4 C’est probablement ici que se marque avec le plus de netteté le déplacement qui s’opère entre les Conférences des années quarante et le Cours, en même temps que commence à s’exposer la complexité de la pensée qui s’exprime dans ce dernier. 5 Mais ici s’indique également le premier écart avec la tradition philosophique, telle du moins qu’elle s’inaugure avec le Platon du Phédon. Qui fait bien commencer la philosophie avec la mort, mais en posant le dogme de l’immortalité de uploads/Philosophie/ la-mort-en-sa-negativite.pdf

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