19 L’Idée des artistes : Panofsky, Cassirer, Zuccaro et la théorie de l’art Ser
19 L’Idée des artistes : Panofsky, Cassirer, Zuccaro et la théorie de l’art Serge Trottein, CNRS – UPR 76 – THETA Abstract What exactly is Idea, the concept whose history Erwin Panofsky investigates in the wake of Ernst Cassirer’s explanation of its “systematic meaning?” Is it still the ancient Platonic Idea, so often invoked, but paradoxically incompatible with art, or is it a new concept, that which fostered the emergence of art theory during the Renaissance? And what relationship does it entertain with the artists’ Idea, another name for disegno, whose definitive theory is found in Federico Zuccaro’s 1607 treatise, the culmination and theoretical finale of the Renaissance? Panofsky, finding it impossible to follow the problematical strand proffered him by Cassirer, leaves us in his Idea with the task of untangling an almost inextricable skein, one from which emerge little by little the contours of another history, a history no longer leading dialectically from Plato to Kant, and from the condemnation of artists and poets to a philosophy of symbolic forms, but, via highly convoluted paths, from the appearance of art theory to the birth of aesthetics. En 1607, deux ans avant son décès, Federico Zuccaro, artiste de renommée alors internationale, théoricien de l’art et fonda- teur à Rome de l’Académie des arts (ou Accademia di San Luca) dont il avait été le premier président (ou « prince »), publie à Turin L’Idée des peintres, sculpteurs et architectes1. Idée neuve, naissance d’un nouveau discours sur l’art, ou retour d’une vieille idée, ultime avatar d’une doctrine platonicienne sans avenir, celle des Idées précisément? La question ne prendra véritable- ment son sens que lorsque l’histoire de la théorie de l’art se sera constituée comme domaine à part entière de la réflexion histo- rique et philosophique, qui en fera du coup apparaître la signi- fication et les enjeux. Il aura fallu pour cela au moins une autre idée ou Idea, celle d’Erwin Panofsky, qui apporta en 1924 une contribution décisive à l’établissement de ce nouveau domaine de recherche, qu’il nomme alors, c’est même le sous-titre de son étude pionnière, « contribution à l’histoire conceptuelle de l’ancienne théorie [ou théorie classique] de l’art »2. De L’Idea à Idea, est-ce pourtant la même idée qui revient? Et comment ex- pliquer une telle persistance, de l’ancienne théorie à la nouvelle histoire de l’art? Cette revenante qu’est l’Idée mérite-t-elle une si grande attention et un tel respect, ou ne convient-il pas plu- tôt d’en conjurer le spectre, comme s’y est employée une autre tradition, trop méconnue, à laquelle il faudrait peut-être enfin rattacher Zuccaro? Essayons d’au moins commencer à soulever ces questions. Pourquoi Panofsky intitule-t-il son étude Idea? En 1924, il n’écrit pas encore en anglais et idea n’est pas davantage un terme allemand. Comme les auteurs dont il va traiter sont principale- ment italiens, on supposera à juste titre que la forme italienne du mot fut choisie pour renvoyer de préférence à ces auteurs, ce qu’indique en effet sa première occurrence à la fin de l’in- troduction3. Mais idea est aussi un mot latin et même grec, et c’est loin d’être un hasard si ce concept d’origine grecque sert justement de fil directeur à cette étude consacrée à « l’histoire conceptuelle de l’ancienne théorie de l’art ». Idea est en effet conçue à l’origine et se présente dès la préface de la première édition comme la suite d’une conférence donnée par Ernst Cas- sirer à la Bibliothèque Warburg et dont Panofsky modifie déjà le titre pour mieux indiquer, faut-il croire, l’étroitesse du rapport qui lie les deux études : ce qui sous la plume de Panofsky s’inti- tule « L’Idée du Beau dans les dialogues de Platon »4 avait paru séparément en 1923, malgré le projet primitif d’une publication commune, sous le titre « Eidos et Eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon »5. Or le point de départ de Cassirer n’est pas l’idea, mais l’eidos. Si l’un est féminin et l’autre masculin, les deux mots sont en fait pratiquement inter- changeables chez Platon, qui va pourtant en enrichir la signifi- cation. De même racine que le latin videre, ídeîn veut dire voir, et l’eidos ou l’idea grecque est donc d’abord ce qui s’offre à la vue (la forme, la figure, l’apparence), avant de devenir aussi vue de l’esprit, c’est-à-dire concept, idée, voire genre ou espèce. Mais le néokantisme de Cassirer va introduire ici des distinctions et des oppositions, dont le but est de fixer des significations qui restent assez flottantes dans les textes, qu’il réinterprète alors de façon à y trouver l’annonce et la nécessité d’une « philosophie des formes symboliques » (écrite à la même époque). Pour aller très vite, rappelons que Kant prétendait déjà comprendre Pla- ton « mieux qu’il ne s’est compris lui-même »6, soit avec plus de modération, pour lui éviter de tomber dans le mysticisme et la Schwärmerei; les néokantiens, dans le cadre d’une théorie de la connaissance scientifique issue de la révolution coperni- cienne, vont donc en général opposer la recherche socratique du concept (eidos, Begriff) à la spéculation platonicienne sur l’Idée (idea, Idee), faisant de l’Idée une hypothèse au fondement de l’explication des phénomènes, non une réalité substantielle ou une chose en soi. L’originalité de l’interprétation de Cassirer vient toutefois de ce qu’il n’oppose pas tant l’eidos à l’idea qu’à l’eidolon, c’est-à-dire la figure ou forme idéale, intelligible ou pure, à la figure sensible, apparition ou simple image, dont il va déplacer le sens en direction du symbole, et ce, ne l’oublions pas, dans le cadre d’une réflexion sur le problème du beau et de l’art. Il aboutit ainsi au paradoxe suivant, dont Panofsky fera, dès l’introduction à Idea, son point de départ : alors que 20 RACAR XXXVII | Number 2 | 2012 Platon rend en fait impossible toute esthétique comme science du beau ou de l’art, Cassirer va pourtant jusqu’à écrire (définis- sant ainsi en quelque sorte le programme de recherche qu’il fixe à Panofsky) : « On n’exagère pas en affirmant qu’au fond toute esthétique systématique apparue jusqu’à présent dans l’histoire de la philosophie a été et est restée platonisme »7. Précisons davantage, à partir de la conférence programma- tique de Cassirer, les enjeux de ce qui avant d’être une Idée est bien un problème : le beau et l’art y sont d’emblée introduits comme ce qui fait problème chez Platon, subjectivement et ob- jectivement, c’est-à-dire aussi bien du point de vue de « l’équi- libre spirituel achevé » de son « noyau spirituel personnel » que du point de vue de la doctrine et de la dialectique conçues comme « unité d’oppositions »8. Le point de départ de toute pensée aussi bien que son but et son horizon, ou en d’autres termes la condition même de possibilité de la philosophie consiste pour Cassirer dans l’équilibre, la conciliation, la récon- ciliation ou l’unité des opposés, que le beau et l’art ne cessent de menacer, et ce dès l’origine platonicienne de la philosophie. Si Platon en effet marque déjà pour lui le début de la pensée mo- derne, c’est qu’il incarne immédiatement « l’unification », qui met fin à l’archaïsme de la philosophie présocratique, caractéri- sée par « un seul concept suprême de l’être » : à cette simplicité ou naïveté malgré la variété se substitue l’unification du divers par la volonté d’une pensée qui le force à l’unité, ne l’analyse que pour mieux le synthétiser et en réunir les moments sépa- rés, ce qui est la définition même du logos et de la dialectique, donc de la philosophie. Or un tel forçage, que Cassirer préfère nommer « équilibre », et que Platon a « érigé consciemment en postulat de toute connaissance philosophique », rencontre d’emblée sa limite : lui échappe « un vaste champ de problèmes où cette unité semble être supprimée » et que la philosophie ne peut donc qu’exclure de son domaine. Ce champ de problèmes, c’est celui du poète, de l’artiste, de l’imagination et de l’art en général; ce domaine, c’est celui de l’Idée, au sens premier de la théorie platonicienne des Idées, autrement dit le « royaume de la forme pure »9. Et entre l’art, inséparable du sensible, et l’Idée, purement intelligible, pas de conciliation possible : l’un et l’autre s’excluent, irrémédiablement, tout comme la philoso- phie et l’esthétique (définie ici comme science de l’art). La figure de Platon, cet artiste devenu philosophe au contact de Socrate et qui chasse alors les poètes de sa cité, est ainsi pour Cassirer l’expression d’un double paradoxe : La théorie platonicienne des Idées n’accorde, dans sa concep- tion et fondation originelles, aucune place à une esthétique autonome, à une science de l’art. Car l’art reste rivé à l’ap- parition sensible des choses dont il ne peut jamais y avoir de savoir rigoureux, mais toujours qu’opinion ou imagina- tion. Si cette décision, mesurée à l’ensemble de la person- nalité de Platon, semble paradoxale, ce paradoxe se trouve amplifié dès que l’on considère la théorie des Idées dans sa structure uploads/Philosophie/ l-x27-idee-des-artistes-panofsky-cassirer-zuccaro-et-la-theorie-de-l-x27-art-trotteins.pdf
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- Publié le Fev 28, 2022
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