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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « La conjugaison des sens : essai » David Le Breton Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 3, 2006, p. 19-28. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/014923ar DOI: 10.7202/014923ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 10 septembre 2015 12:09 LA CONJUGAISON DES SENS Essai David Le Breton J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d’acquiescer. Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard Les perceptions sensorielles comme symbolique du monde Le corps est la condition humaine du monde, ce lieu où le flux incessant des choses s’arrête en significations précises ou en ambiances, se métamorphose en ima- ges, en sons, en odeurs, en textures, en couleurs, en paysages, etc. Le corps est d’em- blée une intelligence du monde, une théorie vivante appliquée à son environnement. Cette connaissance sensible inscrit l’individu dans une continuité avec le monde qui l’entoure. Les mille perceptions qui émaillent la vie quotidienne se font sans la mé- diation approfondie du cogito, elles s’enchaînent comme naturellement dans l’évi- dence du rapport au monde. Dans son milieu accoutumé, l’individu est rarement en position de rupture ou d’incertitude, il glisse sans encombre dans les méandres sen- sibles de son environnement familier. L’existence est odeur, sons, bruits, images, saveurs, toucher, sensations subtiles du dehors et du dedans, etc. Elle est aussi dou- leur, fatigue, sensations pénibles ou indéfinissables (Le Breton 1995). Une profusion sensorielle de chaque instant fait sens et oriente la relation au monde. Il n’y a pas, sur une autre rive, un monde que nous pourrions percevoir avec distance sans être imprégné de ses émanations et qu’un observateur indifférent pour- rait décrire en toute objectivité. Il n’y a de monde que de chair. Impossible pour un homme de ne pas être en permanence changé et transformé par l’écoulement senso- riel qui le traverse. Le monde est l’émanation d’un corps qui le traduit en termes de perceptions et de sens, l’un n’allant pas sans l’autre. Le corps est un filtre sémanti- que. Nos perceptions sensorielles, enchevêtrées à des significations, dessinent les limites fluctuantes de l’environnement où nous vivons. La sensation de soi est im- médiatement et en permanence une sensation des choses. La chair est toujours d’em- blée une pensée du monde, une manière pour l’acteur de se situer et d’agir à l’inté- rieur d’un environnement intérieur et extérieur qui fait toujours plus ou moins sens pour lui, et qui autorise en outre la communication avec ceux qui partagent plus ou Anthropologie et Sociétés, vol. 30, no 3, 2006 : 19 - 28 20 DAVID LE BRETON moins sa conception du monde. Elle se trame à l’intérieur de sa condition sociale, culturelle, de genre, son histoire personnelle et son attention à l’environnement. La chose ne peut jamais être séparée de quelqu’un qui la perçoit, elle ne peut jamais être effectivement en soi parce que ces articulations sont celles mêmes de notre existence et qu’elle se pose au bout du regard ou au terme d’une ex- ploration sensorielle qui l’investit l’humanité. Merleau-Ponty 1945 : 370 Et l’on sait avec quelle vigueur Merleau-Ponty dénonce ce qu’il nomme le « préjugé du monde objectif » (ibid. : 71). Le rapport au monde n’est donc pas seulement une question de pensée, mais aussi de sens. Le monde apparaît sous la forme du sensible. Il faudrait rappeler avec David Hume ou John Locke, et bien d’autres philosophes, qu’il n’est rien dans l’es- prit qui ne soit d’abord passé par les sens. Avant la pensée, et pourtant toujours mêlée à elle, il y a les sens. On ne peut dire avec Descartes « je pense donc je suis », et ex- pédier les sens comme d’inépuisables sources d’erreurs ou comme des scories n’ayant qu’un statut mineur dans la relation au monde, mais plutôt « je sens, donc je suis ». Autre manière de poser que la condition humaine n’est pas toute spirituelle, mais d’abord corporelle. Entre la chair de l’homme et la chair du monde, nulle rupture, mais une continuité sensorielle toujours présente qui répond simultanément à une continuité de significations. Les perceptions sensorielles paraissent l’émanation de l’intimité la plus secrète du sujet, mais elles n’en sont pas moins socialement et culturellement façonnées. L’expérience sensorielle et perceptive du monde s’instaure dans la relation réciproque entre le sujet et son environnement humain et écologique. À l’origine de toute exis- tence humaine, autrui est la condition du sens. L’éducation, l’identification aux pro- ches, les jeux du langage qui nomment les saveurs, les couleurs, les sons, etc. façon- nent la sensibilité et instaurent une aptitude à échanger avec l’entourage sur ses res- sentis en étant relativement compris par les membres de sa communauté. L’expé- rience des aveugles de naissance qui découvrent tardivement la vision après une opé- ration de la cataracte est révélatrice des apprentissages infinitésimaux qui paraissent couler de source mais sont malgré tout le fait d’un apprentissage. Ces hommes ou ces femmes dont les yeux s’ouvrent soudain sur le monde sont incapables de comprendre et d’organiser ce qu’ils voient. Les formes, les distances, la profondeur, les dimen- sions n’ont aucun sens. Ils se heurtent (au sens fort du terme) à un chaos qui les ter- rifie, et il leur faudra des mois pour l’apprivoiser. Il faut apprendre à voir, et non seu- lement ouvrir les yeux. Ce que l’enfant non affecté de cécité fait dans l’évidence (au sens étymologique du terme). Comme l’écrit avec lucidité Diderot : C’est à l’expérience que nous devons la notion de l’existence continuée des objets, c’est par le toucher que nous acquérons celle de leur distance ; il faut peut-être que l’œil apprenne à voir, comme la langue à parler ; il ne serait pas La conjugaison des sens 21 étonnant que le secours d’un sens fût nécessaire à l’autre […]. C’est l’expé- rience seule qui nous apprend à comparer les sensations avec ce qui les occa- sionne. Diderot 1984 : 190 Certains des aveugles décrits par Van Senden (1960) sont soulagés de retom- ber dans la cécité et de ne plus avoir à se battre contre le visible. Ils découvrent avec effarement l’immensité du monde qui les entoure comme une insupportable profu- sion dont ils pensent ne jamais savoir se débrouiller. Tant qu’ils n’ont pas intégré les codes, les nouveaux voyants demeurent aveugles aux significations du visuel, ils ont retrouvé la vue mais non son usage. Certains refusent même d’ouvrir les yeux et continuent comme autrefois à se mouvoir à l’aide du toucher, de l’ouïe, des sensa- tions thermiques, kinesthésiques, olfactives (Le Breton 2006). L’expérience perceptive d’un groupe se module à travers la succession des échanges avec les autres. Des discussions, des apprentissages spécifiques, modifient ou affinent les perceptions qui ne sont jamais figées dans l’éternité mais toujours ouvertes sur l’expérience et liées à une relation présente au monde. À tout instant, il est loisible de se défaire des routines sensorielles pour entrer dans d’autres appren- tissages, élargir la finesse de son regard, de ses perceptions chromatiques, de sa gus- tation, de sa tactilité, s’ouvrir à d’autres musiques, d’autres sonorités, etc. Une mo- deste expérience d’œnologie par exemple dévoile en quelques jours une infinité de nuances sensorielles que l’individu ne soupçonnait guère dans son verre de vin. Avant la pensée ou l’action, il y a toujours les sens et le sens, une manière pour l’acteur d’être traversé par son environnement de manière compréhensive. Par- fois en revanche, le symbolique ne suture pas assez le réel, de l’innommé surgit, du visible, de l’audible, impossibles à définir et qui incitent à tenter de comprendre. L’individu l’interroge, ou bien il recourt à des spécialistes pour mieux identifier la sensation qui le trouble : le médecin précise la douleur ou la gêne éprouvée, le mu- sicien explicite un rythme qui paraît discordant, le cuisinier introduit à la subtilité d’un plat, l’historien d’art décline les différentes modalités du bleu (Pastoureau 2002). Même s’il y a trop à voir, à entendre, à goûter, à toucher, ou sentir, en un mot trop de choses à comprendre, la plupart du temps la vie se poursuit justement dans l’indifférence de ce qui n’a pas été perçu, à moins que la curiosité ne porte l’acteur à plus d’attention. Les nécessités de l’existence individuelle appellent la négligence d’une profu- sion de données sensorielles afin de rendre la vie moins pénible. La dimension du sens évite le chaos. Les perceptions sont justement la conséquence uploads/Philosophie/ la-conjugaison-des-sens-essai-david-le-breton.pdf
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- Publié le Mai 28, 2022
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