La controverse de Valladolid ou la problématique de l'altérité, Michel Fabre, P
La controverse de Valladolid ou la problématique de l'altérité, Michel Fabre, Publié dans Le Télémaque 2006/1 (n° 29) Nous sommes en Espagne au XVIe siècle. Christophe Colomb vient de découvrir les Amériques (1492). Espagnols et Portugais entreprennent la colonisation du Nouveau Monde. La population indigène se voit décimée par la variole, la rougeole et les massacres. Les « Indiens » sont également dépossédés de leurs terres et enrôlés de force selon le système de l’encomienda ou du repartimiento qui accorde à chaque colon, selon son rang et sa fortune, un certain nombre d’indigènes corvéables à merci. L’Église réagit à plusieurs reprises. Le sermon du franciscain Cordoba en 1511, dans la cathédrale de Saint-Domingue, lance une accusation terrible contre la colonisation. Le pape Paul III condamne l’esclavage des Indiens, en 1537, par la bulle Sublimis deus puis par la lettre Veritas ipsa. Les princes s’en mêlent également. Déjà Isabelle la Catholique, reine d’Espagne, s’était indignée des pratiques des premiers conquistadors. À son tour, l’empereur Charles Quint promulgue les Lois de Burgos (1512), puis les Leyes novas (1542), censées protéger les Indiens. Elles ne seront jamais vraiment appliquées et lesEncomiendas ne seront abolies qu’en 1720. Bref, ni les directives de l’empereur, ni celles de l’Église ne réussissent à enrayer l’esclavage des Indiens et le massacre continue. C’est dans ce contexte que Charles Quint et les papes Paul III (1534-1549) puis Jules III (1550-1555) décident d’organiser cette controverse de Valladolid qui s’étalera sur presque une année, d’août 1550 à mai 1551, en présence d’une quinzaine de théologiens. La question est de savoir qui sont les Indiens : des êtres inférieurs ou des hommes comme nous, les Européens ? Le pape envoie un légat, le cardinal Roncieri, présider le débat qui oppose Las Casas à Sepúlveda. Las Casas est un dominicain, ex-évêque de Chiapas au Mexique. C’est l’avocat des Indiens. Il a laissé de nombreux écrits et notamment La Très Brève Relation de la destruction des Indes[2] B. de Las Casas, La Très Brève Relation de la destruction... [2] . Sepúlveda est un jésuite, grand théologien, chroniqueur et confesseur de l’empereur, traducteur d’Aristote. Les enjeux sont énormes. L’Empire engrange l’or et l’argent des mines récemment découvertes. Charles Quint vient de chasser les Maures d’Espagne mais il ne peut s’étendre à l’Est où veille Soliman le Magnifique et se voit contesté au Nord par des États rétifs comme la France ou l’Angleterre. L’expansion économique et politique de l’Empire ne peut donc s’effectuer qu’à l’Ouest (les Amériques) ou au Sud (l’Afrique). Concernant l’identité des Indiens, les contradicteurs disposent de plusieurs grilles. Théologique : sont-ils des démons, des êtres que Dieu refuse, ou des fils de Dieu ? Métaphysique : sont-ils des êtres humains comme nous ou plutôt des êtres d’une humanité inférieure, comme ces « esclaves de nature » d’Aristote ? Un spectre anthropologique : sont-ils des bêtes, des sortes de singes ? Des sauvages, de bons sauvages, comme le pense Colomb au début de son exploration ? Ou des barbares cruels qui se livrent à des exactions de toutes sortes et en particulier à des sacrifices humains ? Ne sont-ils pas finalement des hommes semblables à nous, ni meilleurs ni pires ? De la qualification des Indiens va dépendre leur traitement : comment faut-il se comporter dans la colonisation ? Et même, qu’est-ce qui justifie de conquérir ces terres lointaines ? La controverse prend bien l’allure d’un diagnostic. C’est pourquoi on y retrouve sans peine la triade conceptuelle inhérente à toute problématisation : données, conditions et registre[3] M. Fabre, « Deux sources de l’épistémologie des problèmes :... [3] . Métaphysique et théologie Le problème théologique revient sur une question déjà tranchée depuis la bulle Sublimis deus du pape Paul III qui affirmait, dès 1537, l’humanité des Indiens et leur filiation divine. Pourtant Sepúlveda reprend deux arguments traditionnels. Celui de la révélation primitive d’abord : comment se fait-il que ces peuples lointains n’aient pas été instruits du christianisme, puisqu’il est dit, dans les Évangiles, que les apôtres s’en sont allés convertir toutes les nations ? Ensuite, comment ne pas voir la main de Dieu dans l’extermination des Indiens ? Si c’étaient vraiment ses enfants, permettrait-ils ces massacres ? En réalité la colonisation s’inscrit dans le dessin divin. Dieu punit les Indiens de leur idolâtrie et les Espagnols ne sont que son bras armé. Bref, Dieu est avec nous ! Sur le premier point (la révélation primitive) il y a accord sur les conditions et désaccord sur les données. Las Casas voit des restes de croix primitives là où, pour Sepúlveda, il n’y a que du vieux bois. Il ne s’agit que d’un litige. Alors que sur le deuxième point (la providence), le désaccord porte sur les conditions du problème : il y a différend[4] Au sens d’Olivier Abel et non de Lyotard (O. Abel,... [4] . Pour Las Casas, la victoire ou la défaite des peuples ne sont pas des signes d’élection ou de condamnation divine. Il ne nie pas les données, tout son plaidoyer porte précisément sur les malheurs des Indiens, mais il reformule entièrement le problème. Comment expliquer la défaite des Indiens ? Par des causes humaines trop humaines : traîtrise, supériorité des armes et barbarie ! Alors que Sepúlveda fait des Indiens tantôt des sauvages, tantôt des barbares et tantôt des démons, Las Casas retourne ces accusations contre les Espagnols. On doit donc remonter des thèses aux problèmes. Las Casas et Sepúlveda ne construisent pas le problème de la même façon. C’est qu’ils mobilisent – bien qu’à l’intérieur du catholicisme – deux systèmes de valeurs, deux registres axiologiques différents. D’un côté le « dieu terrible » de l’Ancien T estament qui élit son peuple (le peuple juif) parmi tous les autres peuples qu’il n’hésite pas à combattre et même à exterminer, de l’autre le « dieu bon » des Évangiles, qui ne fait pas de différences entre ses enfants. Ce qui complique les choses, c’est que les catégorisations théologiques et philosophiques ne se recoupent pas. Si les Indiens ne sont que des animaux, pourquoi Dieu s’acharnerait-il sur eux pour les punir de leur idolâtrie ? Si ce sont des hommes inférieurs, font-ils tout de même partie du peuple de Dieu ? Et si ce sont des hommes comme nous, comment faut-il les traiter pour les évangéliser ? Il s’agit donc de dégager le registre métaphysique sous-jacent à la controverse et à partir duquel seront définies les conditions du problème anthropologique. En tout cas, l’énoncé « les Indiens ont-ils une âme ? » s’avère trop imprécis. En effet, si l’on suit Aristote, le maître de Sepúlveda, même les animaux ont une âme. L’âme est la forme d’un corps, l’ensemble de ses fonctions[5] Aristote, De l’âme, Paris, Vrin, 1969, II, 2, 413... [5] . Dans le vivant, il y a une hiérarchie d’âmes : nutritive, sensitive, désirante, locomotrice, connaissante. Les animaux ont bien des âmes mais non l’âme raisonnable. Et il peut y avoir des êtres à l’apparence humaine mais à qui manque la partie délibérative, intellectuelle de l’âme. Thomas d’Aquin reprendra cette théorie aristotélicienne en l’aménageant quelque peu pour la rendre conforme à la doctrine chrétienne. Encore une fois, la question de l’humanité des Indiens peut paraître incongrue dans le cadre du catholicisme qui semble déjà l’avoir tranchée. Si tous les hommes sont fils de Dieu, alors il ne saurait y avoir d’humanités inférieures. Si l’homme est créé à l’image de Dieu, nous sommes tous frères, comme le dit saint Paul. C’est ce que ne cessera de rappeler Las Casas. Mais, dans le christianisme du XVIe siècle, l’idée qu’il puisse y avoir plusieurs types d’humanité, c’est-à-dire des races inférieures ou supérieures, a toujours cours. C’est la thèse de Sepúlveda : les Indiens sont bien des êtres humains mais ce sont des humains inférieurs, des « esclaves nés ». La théologie chrétienne s’élabore sur le socle philosophique grec. Et dans cette synthèse c’est quelquefois la philosophie qui l’emporte. Ce que dénonce Las Casas : c’est saint Paul contre Aristote. Encore s’agit-il d’un Aristote simplifié, puisque la théorie de l’esclavage se voit ici débarrassée des restrictions que le philosophe lui apportait. À quels signes peut-on reconnaître un « esclave né », demandait Aristote, si on ne peut se fier ni au corps ni à l’âme ? N’y a-t-il pas de prétendus esclaves qui mériteraient d’être libres, et inversement, des hommes libres qui ont une âme d’esclave[6] Aristote, Politique, Paris, Vrin, 1970, I, 6, 125... [6] ? Sepúlveda ne sera pas trop surpris d’apprendre que certains Indiens (des fils de princes aztèques tout de même !) offrent toutes les apparences d’hommes libres puisqu’on peut leur faire écrire des vers latins dans le collège de Mexico. Il peut toujours y avoir des exceptions, concédera-t-il, comme Aristote lui-même l’avait remarqué. T odorov[7] T. T odorov, La Conquête de l’Amérique, la question ... [7] situe la construction du registre métaphysique de la discussion autour des relations d’égalité ou d’inégalité entre les hommes. Sepúlveda reste tributaire d’une vision hiérarchique du monde dans laquelle toute différence s’interprète en termes d’infériorité ou de uploads/Philosophie/ la-controverse-de-valladolid-ou-la-problematique-de-l-x27-alterite.pdf
Documents similaires










-
31
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 27, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1652MB