Rawafid, n° 21, 2016 La fondation ontologique des sciences historiques chez le

Rawafid, n° 21, 2016 La fondation ontologique des sciences historiques chez le jeune Heidegger Hichem MESSAOUDI 1 - Introduction à la question Le statut des sciences historiques pose un problème sérieux à la réflexion philosophique. Après la longue série de problèmes posée par la philosophie de l’histoire de Hegel, Droysen, Ranke, Dilthey et Helmholtz, pour ne citer qu’eux, ont posé le problème d’une manière expresse. Leur but était de chercher un statut particulier à ces sciences, statut qui les distinguerait des sciences de la nature. Dilthey était encore plus loin. Il a cru nécessaire d’écrire une Critique de la raison historique qui jouerait, pour les sciences de l’histoire, le même rôle qu’à joué la Critique de la raison pure de Kant pour les sciences de la nature. Il s’agit dans les deux cas de délimiter le mode de connaitre propre à chacune de ces sciences et la méthode qui leur convient le plus. Le jeune Heidegger a repris l’interrogation dilthyéenne. Ce qui le distingue toutefois, c’est qu’il ne s’est pas interrogé sur le type de vérité propre aux sciences historiques ni sur les méthodes que ces sciences doivent suivre pour accéder à la vérité, il a choisi plutôt de les fonder dans un sol beaucoup plus profond, sol qui pense l’être que nous sommes, sa temporalité et le rapport qu’il entretient avec le passé. Dans cette recherche, il sera question de cette fondation ontologique de ces sciences. Ce qui veut dire qu’on ne touchera pas à leur statut épistémologique ni aux soi-disant lois qui gouvernent la marche de l’histoire. 12 Rawafid, n° 21, 2016 Par exemple, les traces d’une époque passée comme les documents, les archives, les témoignages, les monuments, les vestiges ou autres, ne seront pas appréhendées comme des faits ou des preuves à une théorie historique ou à une autre, mais bien comme les manifestations insignes d’une vie et d’un Dasein qui à de prime abord le caractère de l’historialité et de la temporalité. Nous nous consacrons donc exclusivement aux présupposés ontologiques qui tiennent et qui soutiennent ces traces. Pour y arriver, nous avons choisi de limiter notre recherche à une lecture immanente des textes et des cours du jeune Heidegger. Ce choix s’explique par le fait que les premières leçons professées à Fribourg entre 1919 et 1924 font un traitement assez particulier de la question, traitement qui se distingue sensiblement de ce celui qu’en a fait le livre de 1927, Être et temps. Après cet exercice, nous essayerons de montrer les conséquences que cette fondation peut avoir sur les recherches historiques. Après ces deux points, nous montrerons les limites cette approche et les apories dans lesquelles cette philosophie de l’histoire s’est empêtréees. ….. L’entrée du jeune Heidegger à la question du statut des sciences historiques mérite d’être tirée au clair, car sans cet éclaircissement, l’analyse qu’il en fait risque de rester mal comprise. Sur ce point, il est important de souligner en premier lieu que l’histoire et les traces que les temps passés ont laissées ne sont pas des interrogations de premier ordre dans la philosophie de jeunesse de Heidegger. Ce qui le préoccupait durant ces années, c’est la fondation d’une philosophie qui serait une auto- explicitation de la vie facticielle. La question de l’histoire vient très loin après cette première tâche. Elle s’impose après une longue analyse de ce qu’est la vie et de la détermination des ses caractéristiques essentielles qui sont notamment la temporalité et l’historicité. Cette nature dérivée et seconde de la question exige que l’on parcourt le chemin qui mène à son site pour voir comment l’auto-explicitation de la vie facticielle peut conduire à une réflexion sur l’histoire et sur les vestiges que les temps passés ont laissées. Il faudrait suivre cet itinéraire dès son début pour saisir comment d’un centre qui est l’auto-déploiement de la vie nait la question des legs du passé. Sans parcourir ce chemin dès son commencement, le tout risque de devenir incompréhensible et l’intelligence et la spécificité insignes de la démarche heideggérienne risquent de perdre son sens. 13 Rawafid, n° 21, 2016 2 - De la vie facticielle aux sciences de l’histoire Les premiers cours de Fribourg que Heidegger a dispensés tout juste après la fin de la première guerre mondiale se sont limités essentiellement à donner une nouvelle mission à la philosophie. Cette nouvelle mission comporte deux volets : le premier est de libérer la philosophie de l’emprise du néokantisme dominant et du positivisme et le second est de la ramener à son domaine le plus propre : la vie. Selon Heidegger, la philosophie ne peut plus se contenter de jouer le rôle d’une théorie de la science ou d’une épistémologie. Elle ne peut plus non plus se limiter à être une conception du monde parmi tant d’autres. La philosophie doit devenir une compréhension originaire de la vie en soi. La vie est son champ et son objet primordial. Pour éviter toute mauvaise compréhension de son projet ou de le confondre avec celui de Bergson et de Dilthey, Heidegger souligne qu’il ne faut pas entendre par ce retour de la pensée à la vie que la philosophie doit se donner pour tâche de formuler un discours juste et intelligent sur elle. Bien au contraire, elle doit être l’explicitation de cette vie elle-même. Le discours qu’elle doit tenir à son sujet ne lui est pas plaqué de l’extérieur, il émane plutôt de ses interstices1. La philosophie est donc un discours de la vie sur elle-même. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre les formules déroutantes de Heidegger telle que « l’auto explicitation »ou bien « l’auto déploiement » de la vie. Il veut dire par là que la philosophie est le langage de la vie lors de son déploiement premier. Elle n’est pas forgé à coup de concepts, car son point de départ n’est pas le théorique, mais le préthéorique, c’est-à-dire le phénomène originaire par excellence. Sa sphère se situe en amont des espaces consacrés à la raison théorique. Elle est la parole qui surgit avant même que les catégories de l’entendement se mettent en branle. Prise dans ce sens, la philosophie est foncièrement herméneutique. Elle prend son envol à partir du sens qui habite à même le monde environnant et rejaillit sur lui. Le primat du théorique est donc totalement 1) Heidegger, - Heidegger, Martin, Interprétations phénoménologiques d’Aristote, (Tableau de la situation herméneutique), Mauvezin, Trans Europ-Repress, 1992, p. 20 « La caractérisation concrète de la problématique philosophique doit surgir de l’objet qui est le sien. C’est pour cette raison qu’il est d’abord nécessaire de mettre en évidence à titre préliminaire l’objectivité spécifique de la vie facticielle. Mais ce n’est pas uniquement parce que la vie facticielle est l’objet de la recherche philosophique ; c’est aussi parce que cette recherche constitue elle-même une modalité déterminée de la vie facticielle… ». Il écrit sur le même sujet dans PVR p. 18 : « Si on saisit le problème radicalement, on découvre que la philosophie jaillit de la vie facticielle. Et ensuite, au sein de l’expérience facticielle de la vie, elle rejaillit dans celle-ci même ». 14 Rawafid, n° 21, 2016 abandonné. La philosophie n’est pas un système soigneusement construit, elle est immanente au flux de la vie. Elle en est l’expression. Ceci ne fait pas d’elle une philosophie pratique car la vie ne connait pas ce clivage fondé par les anciens, clivage qui partage le savoir en deux branches : une pratique et une théorétique. Le projet heideggérien saute les deux pieds joints hors de ces dualités et de ces clivages qui ont gouverné l’histoire de la philosophie pour se situer dans le préthéorique. Tout son défi est de fonder une science du préthéorique, ou pour le dire autrement, une science originaire de la vie en soi (Ursprungswissenschaft des Lebens an sich). Les deux questions qui vont nous occuper maintenant sont : quelles sont les différentes articulations de cette philosophie du préthéorique et quelles sont les conséquences que cette philosophie a eues sur le statut du document et des recherches historiques en général? En d’autres termes: qu’est ce que la vie dont il est question dans la première philosophie de Heidegger et pourquoi une réflexion à son sujet peut altérer notre compréhension du temps, de l’histoire et des sciences historiques? 2.1 - L’être de la vie Comme nous venons tout juste de le souligner, la vie est en même temps l’objet de la philosophie et le sol qui la tient et à partir duquel elle jaillit. Elle n’est pas donc à réduire ni à la durée ni à la distance qui sépare la naissance de la mort. Toutes les conceptions théologiques, psychologiques et métaphysiques2 à son sujet sont d’emblée écartées. Selon Heidegger, la vie est d’abord et avant tout une expérience et le seul savoir capable de l’expliciter est la description phénoménologique. Un discours religieux ou métaphysique3 est incapable de la décrire dans ce qu’elle a de singulier car il lui est plaqué de l’extérieur. Il risque de la défigurer plus qu’autre chose. 2) Heidegger était conscient de l’ambigüité uploads/Philosophie/ la-fondation-ontologique-des-sciences-historiques-pdf.pdf

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