Althusser, Pour Marx (1965) Librairie François Maspero Pour voir plus loin que
Althusser, Pour Marx (1965) Librairie François Maspero Pour voir plus loin que cet événement, pour le comprendre, pour connaître le sens de l'humanisme socialiste, il ne suffit ni de prendre acte de l'événement, ni d'enregistrer les concepts (humanisme, socialisme) dans lesquels l'événement se pense lui-même. Il faut éprouver les titres théoriques des concepts pour s'assurer qu'ils nous donnent bien une vraie connaissance scientifique de l'événement. Or le couple « humanisme-socialiste» renferme justement une inégalité théorique frappante: dans le contexte de la conception marxiste, le concept de « socialisme » est bien un concept scientifique, mais le concept d'humanisme n'est qu'un concept idéologique . Entendons-nous: il s'agit, non de contester la réalité que le concept d'humanisme socialiste est chargé de désigner, mais de définir la valeur théorique de ce concept. En disant que le concept d'humanisme est un concept idéologique (et non scientifique), nous affirmons à la fois qu'il désigne bien un ensemble de réalités existantes, mais qu'à la différence d'un concept scientifique, il ne donne pas le moyen de les connaître. Il désigne, sur un mode particulier (idéologique), des existences, mais ne donne pas leur essence. Confondre ces deux ordres serait s'interdire toute connaissance, entretenir une confusion et risquer de tomber dans des erreurs. Pour voir clair, j'invoquerai brièvement l'expérience de Marx, qui ne parvint à la théorie scientifique de l'histoire qu'au prix d'une critique radicale de la philosophie de l'homme, qui lui servit de fondement théorique pendant des années de jeunesse (1840-45). J'emploie les termes « fondement théorique » dans leur sens strict. Pour le jeune Marx, l' « Homme» n'était pas seulement un cri, dénonçant la misère et la servitude. C'était le principe théorique de sa conception du monde (229) et de son attitude pratique. L' « Essence de l'Homme » (qu'elle fût liberté- raison ou communauté) fondait à la fois une théorie rigoureuse de l'histoire et une pratique politique cohérente, On le voit dans les deux étapes de la période humaniste de Marx. I. - La première étape est dominée par un humanisme rationaliste- libéral, plus proche de Kant et de Fichte que de Hegel. Lorsque Marx combat la censure, les lois féodales rhénanes, le despotisme de la Prusse, il fonde théoriquement son combat politique, et la théorie de l'histoire qui le soutien, sur une philosophie de l'homme. L'histoire n'est intelligible que par l'essence de l'homme, qui est liberté et raison. Liberté : elle est l'essence de l'homme comme la pesanteur est l'essence des corps. L'homme est voué à la liberté, son être même. Qu'il la refuse ou la nie, il demeure en elle à jamais: « La liberté constitue tellement l'essence de l'Homme que même ses adversaires la réalisent en en combattant la réalité ... La liberté a donc toujours existé, tantôt comme privilège particulier, tantôt comme droit général » (2). Cette distinction éclaire l'histoire entière : ainsi, la féodalité est liberté, mais dans la forme « non rationnelle » du privilège; l'Etat moderne est liberté, mais dans la forme rationnelle du droit universel. Raison : l'homme n'est liberté que comme raison, La liberté humaine n'est ni le caprice, ni le déterminisme de l'intérêt, mais, comme le voulaient Kant et Fichte, autonomie, obéissance à la loi intérieure de la raison. Cette raison qui a « toujours existé, mais pas toujours sous la forme rationnelle (3) » (ex. la féodalité), existe enfin, dans les temps modernes, sous la forme de la raison dans l'Etat, Etat du droit et des lois. « La philosophie considère l'Etat comme le grand organisme où la liberté Juridique, moraIe et politique doit avoir sa réalisation, et où chaque citoyen n'obéit, en obéissant aux lois de l'Etat, qu'aux lois naturelles de sa propre raison, de la raison humaine. » (4) D'où la tâche de la philosophie: « La philosophie demande que l'Etat soit l'Etat de la nature humaine » (5). Cette adjuration s'adresse à (230) (2) Rheinische Zeitung : « La liberté de la presse» (mai 1842). (3) Lettre à Ruge, sept, 1843 - admirable formule qui est la clé de la philosophie de la jeunesse de Marx. (4) Rheinische Zeitung : sur l'article du n° 179 de la Kölnische Zeitung : 14 juillet 1842. (5) lbid. (230) l'Etat lui-même; qu'il reconnaisse son essence, et il deviendra raison, vraie liberté des hommes, en se réformant lui-même. La critique philosophico- politique (qui rappelle à l'Etat ses devoirs envers soi) résume alors le tout de la politique : c'est la presse libre, libre raison de l'humanité, qui devient la politique même. Cette pratique politique - qui se résume dans la critique théorique publique, c'est-à-dire dans la critique publique par voie de presse - et qui réclame comme sa condition absolue la liberté de la presse, est celle de Marx dans la Rheinische Zeitung. En développant sa théorie de l'histoire, Marx fonde et justifie en même temps sa propre pratique : la critique publique du journaliste, qu'il pense comme l'action politique par excellence. Dans cette philosophie des Lumières, tout se tient avec rigueur. II. - La seconde étape (42-45) est dominée par une nouvelle forme d'humanisme : l'humanisme « communautaire» de Feuerbach. L'Etat- raison est resté sourd à la raison : l'Etat prussien ne s'est pas réformé. C'est l'histoire elle-même qui porta ce jugement sur les illusions de l'humanisme de la raison : les jeunes radicaux allemands attendaient du prétendant qu'il tînt, roi, les promesses libérales qu'il avait prononcées dans l'attente du trône. Mais le trône eût tôt fait de muer le libéral en despote - l'Etat, qui devait enfin devenir la raison, puisqu'il l'était en soi, n'enfantait, une fois encore, que la déraison. De cette immense déception, qui fut vécue par les jeunes radicaux comme une vraie crise historique et théorique, Marx tira la conclusion: « ... l'Etat politique ... renferme précisément dans ses formes modernes les exigences de la raison. Il ne s'arrête pas là. Partout il suppose la raison réalisée. Mais partout il tombe également dans la contradiction entre sa définition théorique et ses hypothèses réelles. » Un pas décisif est alors franchi: les abus de l'Etat ne sont plus conçus comme des distractions de l'Etat vis-à-vis de son essence, mais comme une contradiction réelle entre son essence (raison) et son existence (déraison). L'humanisme de Feuerbach permit précisément de penser cette contradiction, en montrant dans la déraison l'aliénation de la raison, et dans cette aliénation l'histoire de l'homme, c'est-à-dire sa réalisation. (6) (231) (6) Cette rencontre de Feuerbach et de la crise théorique dans laquelle l'histoire avait jeté les jeunes radicaux allemands explique leur enthousiasme pour l'auteur des Thèses provisoires, de l'Essence du christianisme et (232) des Principes de la philosophie de l'avenir. Feuerbach représente en effet la solution théorique à la crise théorique des jeunes intellectuels. Dans son humanisme de l'aliénation, il leur donne en effet les concepts théoriques qui leur permettent de penser l'aliénation de l'essence humaine, comme le moment indispensable de la réalisation de l'essence humaine, la déraison (la réalité irrationnelle de l'Etat) comme le moment nécessaire de la réalisation de la raison (l'idée de l'Etat). Il leur permet ainsi de penser ce qu'ils eussent, autrement, subi comme l'irrationalité même : le lien nécessaire entre la raison et la déraison. Bien entendu, ce rapport reste pris dans une anthropologie philosophique, qui le fonde, sous cette réserve théorique : le remaniement du concept d'homme, indispensable pour penser le rapport historique de la raison et de la déraison historiques. L'homme cesse d'être défini par la raison et la liberté: il devient dans son principe même « communautaire », intersubjectivité concrète, amour, fraternité, « être générique ». Marx professe toujours une philosophie de l'homme : « Etre radical, c'est prendre les choses à la racine; or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même ... » (1843). Mais l'homme n'est alors liberté-raison que parce qu'il est d'abord « Gemeinwesen », « être communautaire », un être qui ne s'accomplit théoriquement (science) et pratiquement (politique) que dans des rapports humains universels, tant avec les hommes qu'avec ses objets (la nature extérieure « humanisée» par le travail). Là encore, l'essence de l'homme fonde l'histoire et la politique. L'histoire, c'est l'aliénation et la production de la raison dans la déraison, de l'homme vrai dans l'homme aliéné. Dans les produits aliénés de son travail (marchandises, Etat, religion), l'homme, sans le savoir, réalise l'essence de l'homme. Cette perte de l'homme, qui produit l'histoire et l'homme, suppose bien une essence préexistante définie. A la fin de l'histoire, cet homme, devenu objectivité inhumaine, n'aura plus qu'à ressaisir, comme sujet , sa propre essence aliénée dans la propriété, la religion et l'Etat, pour devenir homme total homme vrai. Cette nouvelle théorie de l'homme fonde un nouveau type d'action politique: la politique d'une réappropriation pratique . L'appel à la simple raison de l'Etat disparaît. La politique n'est plus simple critique théorique, édification de la raison par la presse libre, mais réappropriation pratique de son essence par l'homme. Car l'Etat, comme la religion, est bien l'homme, mais l'homme dans la dépossession; l'homme est scindé entre le citoyen (Etat) et l'homme civil, deux abstrac- (232) uploads/Philosophie/ althusser-pour-marx.pdf
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- Publié le Oct 23, 2021
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