1 La franc-maçonnerie entre institutionnalisation et tribalisme. Georges Bertin

1 La franc-maçonnerie entre institutionnalisation et tribalisme. Georges Bertin1. « Un projet s’enracine toujours dans la réalité, sans exclure toutefois la possibilité de contester et de remettre en cause certains acquis de l’usage, parfois confondus abusivement avec la réalité ou la « naturalité ». Jacques Ardoino, Education et Politique, 1977. Merci à Martine Arino, pour son aide au traitement des données. Sommaire.  Notre propos : institution et mutations.  Etat des lieux : comment se présentent les principales obédiences  Qu’en pensent des acteurs ? témoignages recueillis,  Retour sur la méthode,  Conclusions provisoires.  Annexes : questionnaires, histogrammes. 1 Socio-anthropologue HDR, retraité du Conservatoire national des Arts et Métiers. 2 Notre propos : Au 18ème siècle, celui des Lumières et de la Modernité triomphante, les fondateurs de la Franc-maçonnerie spéculative ont su inventer des voies de progrès et de fraternité sur lesquelles les loges travaillent encore aujourd'hui dans la majorité des obédiences instituées. Leur projet (au sens étymologique se porter en avant) était aussi celui de savants et d’ingénieurs comme le reflétait, par exemple, la composition de la Royal Society dont les membres étaient aussi en majorité francs-maçons2, Les institutions maçonniques (obédiences) témoignent aussi d’une organisation calquée sur les états souverains et visent à l’autonomie et à la promotion de l’individu, leur relation à l’institution s’expliquant par le fait qu’à la période moderne l’Institution était garante des libertés et du bonheur des individus. Pourtant, nos sociétés postmodernes connaissent des mutations considérables et l'on voit bien que leurs cadres de pensée craquent, que les institutions se délitent, que les références symboliques qui les portaient tendent à se dissoudre. D’où ce questionnement (appliqué à notre objet) : où en est le projet universaliste de la Franc-maçonnerie dans notre pays ? Celui d’une religion « naturelle » centre de l’Union ? Quel rôle y joue et y jouera l'Ordre maçonnique en ses diverses composantes et de quelle façon? L’effervescence constatée des loges franches ou libres hors institutions, (nouvelles formations horizontales et tribales), est elle un indice de cette mutation ? La Franc- maçonnerie est elle un miroir de ce qui se vit au plan sociétal ? 2Lomas Richard, L’invisible collège,Dervy, 2002. 3 Pour ouvrir la réflexion, citons d’abord le remarquable travail de Céline Bryon- Portet et Daniel Keller: « L’Utopie maçonnique 3», ouvrage qui a initié notre réflexion. Pour ces auteurs, « l’utopie maçonnique s’est peu à peu institutionnalisée, a acquis une dimension programmatique », Ainsi, le Grand Orient de France, principale obédience française en effectifs et en rayonnement public, s’est dotée comme d’une « Constitution » dans le but louable « d’améliorer l’homme et la société ». Cette « Constitution » le définit de fait comme une institution (article1). Or, la Franc-maçonnerie universelle, dans son acception traditionnelle la plus communément admise est « un Ordre initiatique fondé sur la Fraternité ». Pour étudier ce qui peut sembler un paradoxe, il s’agit, dès lors, de tenter de mieux comprendre comment cela se vit aujourd’hui dans l’actualité et le quotidien des loges. Notre champ sera limité à la Franc-maçonnerie française4. Faisons d’abord un état des lieux. L’Express a publié le 19 juin 2014 une liste des 22 obédiences maçonniques françaises avec leur nombre de frères et de sœurs. Le total était de174 848 frères et sœurs (dont 32 762 sœurs soit 18,7%). Il s’agit bien sûr de chiffres déclarés5. La principale obédience, le GODF6, désormais mixte, représente 55000 membres (37 %). Rapportés aux effectifs des principales confessions religieuses 3Bryon-Portet Céline et Keller Daniel, L’Utopie maçonnique, Paris Dervy, 2015. 4laquelle est d’ailleurs un cas d’exception dans le monde, puisque la majorité des frères et sœurs qui la pratiquent se déclarent a dogmatiques, Celles de la franc-maçonnerie anglo-saxonne étant, elles, dans leurs déclarations de principes, rattachées et reconnues par la Grande Loge Unie d’Angleterre résolument déiste et donc dogmatique. 5http://blogs.lexpress.fr/lumiere-franc-macon/2014/06/19/49475/ 6 Le Droit Humain pour les Cahiers de l’Histoire compte 14000 membres. 4 et à la population française, ces chiffres sont éloquents et suffiraient à eux seuls à faire un sort à une pensée souvent convenue relayée par les milieux de l’extrême droite et quelques officines catholiques intégristes-qui voient là une résurgence si ce n’est l’instrument d’un complot universel lié à un «projet satanique de domination» étudié par plusieurs auteurs auxquels nous renvoyons7. Une institution, oui mais laquelle 8? Les obédiences a dogmatiques ou libérales sont généralement alignées sur les positions des imaginaires politiques liés à la République laïque, fraternelle et égalitaire, en même temps que la croyance affirmée, et ce dès le 18e siècle, au progrès illimité quand les loges travaillent «au progrès de l’Humanité». Le GODF. (55000 membres cf. Les Cahiers de l’Histoire) Cette référence est manifeste dans le rapport 2015-2016 du Grand Orient de France consultable sur son site officiel. Il est d’abord fortement imprégné de ses valeur spécifiques qu’il proclame mettre au service de la République dont il partage la devise « Liberté, Egalité, Fraternité9 » ce qui est, aussi, celle des autres obédiences dites a dogmatiques : GLDF, GO, GLFF, GLMU etc.… Sous le titre IV, « Au service d’un progrès concret » le rapport du GODF, consacré un chapitre au « partage des Lumières avec la société », se réfère à une éthique de la séparation dont la Révolution eut la première initiative consacrée en 1905 par les lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat, il en définit les conditions : « c’est le rôle de la laïcité de permettre à chacun d’échapper à 7Taguieff Pierre-André, La Foire aux illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris Mille et une nuits, 2005 612p. 8 Voir aussi sur La Franc-maçonnerie en France : Les Cahiers de l’Histoire, Les secrets de la Franc- maçonnerie, 21-4-2018. 9 Employée pour la première fois par Robespierre en 1790, reprise souvent par la convention montagnarde en 1793, puis abolie sous L’Empire et la Restauration et réhabilitée en 1830. Elle devient la devise officielle de la République en 1848. 5 la déréliction de sa solitude et de son isolement et de replacer chacun dans le droit fil d’une ouverture collective, d’un chemin sur lequel chacun peut inventer son histoire ». (Page 2). Cent ans auparavant (1912), en écrivant « Les Formes élémentaires de la vie religieuse », Emile Durkheim écrivait que celles-ci sont le produit d’une immense coopération qui s’étend non seulement dans l’espace mais dans le temps et que c’est par ce qu’il partage de la société que l’individu se dépasse naturellement lui-même, aussi bien quand il pense que quand il agit 10». Pour lui, de fait, la société tend à refouler les représentations qui la contredisent, elle les tient à distance, elle commande au contraire des actes qui la réalisent et cela, de par le simple rayonnement de l’énergie mentale qui est en elle11. La laïcité est sans doute ici le nom donné par le GODF à ce que Durkheim nommait énergie mentale, laquelle assure la construction permanente du lien civique. Castoriadis parlait lui de « significations imaginaires sociales partagées », et c’est tout à l’honneur du GODF sentant la déréliction où sombre la société consumériste et néo libérale de mettre l’accent sur cet aspect des choses, en tentant de porter remède au refoulement social contemporain, maintenant mondialisé, quand 4 milliards d’humains vivent avec moins de deux dollars par jour alors que la fortune des trois personnes les plus riches du monde dépasse le produit intérieur brut des 48 pays les plus pauvres (source PNUD). Nous avons donc bien une continuité entre une pensée durkheimienne constatant l’anomie sociale et le discours public de la plus grande obédience française, se référant, cent ans après, au même pacte républicain, même si le recrutement des obédiences de notre pays reste largement lié aux classes dominantes. 10 Durkheim Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF-Quadrige 1990… p 23 11 Ibidem p 297 6 Le GODF rappelle bien ici, et c’est nécessaire, le principe d’universalité dont nous avons besoin et dont l‘Institution, la Res Publica, est la garante. Il s’affirme comment en étant une courroie de transmission ayant pu l’inspirer à certaines époques. La GLDF. (26 000 initiés cf. Les Cahiers de l’Histoire). La Grande Loge de France affirme, en ses proclamations publiques, la primauté du spirituel sur le temporel, invitant ses membres à la pratique scrupuleuse et sérieuse du rituel et du symbolisme et la liberté absolue de conscience ».Cette obédience invite ses membres à « assumer leurs responsabilités de citoyens éclairés, attentifs à la transmission des valeurs de l’obédience à réfléchir à tout ce qui peut améliorer la condition humaine, et de citer : effets de la mondialisation, effets négatifs du communautarismes12, actions des lobbys, éveil de la conscience ». (Commission Ethique de l’Obédience). La GLAMF. La tonalité à la Grande Loge de l’Alliance Maçonnique Française (obédience dissidente de la Grande Loge Nationale Française) revendique une maçonnerie capable de « réconcilier les exigences d’un monde en évolution avec La Tradition» (site officiel). Son Grand Maîtrese positionne pour une Franc- maçonnerie évoluant vers plus de Modernité tout en dénonçant toute influence politique des uploads/Philosophie/ la-franc-maconnerie-francaise-entre-institutionnalisation-et-tribalisme.pdf

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