Gaston Bachelard La philosophie du non ESSAI D'UNE PHILOSOPHIE DU NOUVEL ESPRIT
Gaston Bachelard La philosophie du non ESSAI D'UNE PHILOSOPHIE DU NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE QUADRIGE/ PUF ISBN 2 13 0)25784 ISSN 0291-0489 Dépôt légal - 1" édition : 1940 l' édition « Cadrige » : 2002, février © Presses Universitaires de France, 1940 Bibliothèque de Philosophie contemporaine 6, avenue Reille, no14 Paris AVANT-PROPOS PENSÉE PHILOSOPHIQUE ET ESPRIT SCIENTIFIQUE l L'utilisation des systèmes philosophiques dans des domaines éloignés de leur origine spirituelle est toujours une opération délicate, souvent une opé ration décevante. Ainsi transplantés, les systèmes philosophiques deviennent stériles ou tromp^urs ; ils perdent leur efficacité de cohérence spirituelle, efficacité si sensible quand on les revit dans leur originalité réelle, avec la fidélité scrupuleuse de l'his torien, tout à la fierté de penser ce que jamais on ne pensera deux fois. Il faudrait donc conclure qu'un système philosophique ne doit pas être utilisé à d'autres fins que les fins qu'il s'assigne. Dès lors la plus grande faute contre l'esprit philosophique serait précisément de méconnaître cette finalité intime, cette finalité spirituelle qui donne vie, force et clarté à un système philosophique. En particulier, si l'on tente d'éclairer les problèmes de la science par la réflexion métaphysique, si l'on prétend mêler les théorèmes et les philosophèmes, on se voit devant 2 LA PHILOSOPHIE DU NON la nécessité d'appliquer une philosophie nécessaire ment finaliste et fermée, sur une pensée scientifique ouverte. On court le risque de mécontenter tout le monde : les savants, les philosophes et les historiens. En effet, les savants jugent inutile une prépara tion métaphysique ; ils font profession d'accepter, de prime abord, les leçons de l'expérience s'ils travail lent dans les sciences expérimentales, les principes de l'évidence rationnelle s'ils travaillent dans les sciences mathématiques. Pour eux, l'heure de la philosophie ne sonne qu'après le travail effectif; ils conçoivent donc la philosophie des sciences comme un bilan de résultats généraux de la pensée scientifique, comme une collection de faits importants. Puisque la science est toujours inachevée, la philosophie des savants reste toujours plus ou moins éclectique, toujours ouverte, toujours précaire. Même si les résultats positifs demeurent, par quelque côté, faiblement coordonnés, ces résultats peuvent être livrés ainsi, comme des étals de l'esprit scientifique, au détri ment de l'unité qui caractérise la pensée philoso phique. Pour le savant, la philosophie des sciences est encore du règne des faits. De leur côté, les philosophes, justement conscients du pouvoir de coordination des fonctions spirituelles, jugent suffisante une méditation de cette pensée coordonnée, sans trop se soucier du pluralisme et de la variété des faits. Les philosophes peuvent différer entre eux sur la raison de cette coordination, sur les principes de la hiérarchie expérimentale. Certains peuvent aller assez loin dans l'empirisme pour croire ... : ' A V ANT-PROPOS 3 que l'expérience objective normale suffit à expliquer la cohérence subjective. Mais on n'est pas philosophe si l'on ne prend pas conscience, à un moment donné de sa réflexion, de la cohérence et de l'unité de la pensée, si l'on ne formule pas les conditions de la synthèse du savoir. Et c'est toujours en fonction de cette unité, de cette cohérence, de cette synthèse, que le philosophe pose le problème général de la connais sance. La science s'offre alors à lui comme un recueil particulièrement riche de connaissances bien faites, de connaissances bien liées. Autrement dit, le philo sophe demande simplement à la science des exemples pour prouver l'activité harmonieuse des fonctions spirituelles, mais il croit avoir sans la science, avant la science, le pouvoir d'analyser cette activité har monieuse. Aussi les exemples scientifiques sont tou jours évoqués, jamais développés. Parfois même, les exemples scientifiques sont commentés en suivant des principes qui ne sont pas des principes scienti fiques ; ils suscitent des métaphores, des analogies, des généralisations. C'est ainsi que trop souvent, sous la plume du philosophe, la Relativité dégénère en relativisme, l'hypothèse en supposition, l'axiome en vérité première. En d'autres termes, en se tenant en dehors de l'esprit scientifique, le philosophe croit que la philosophie des sciences peut se borner aux principes des sciences, aux thèmes généraux ou encore, en se limitant strictement aux principes, le philosophe pense que la philosophie des sciences a pour mission de relier les principes des sciences aux principes d'une pensée pure qui pourrait se désinté- 4 LA PHILOSOPHIE DU NON resser des problèmes de l'application effective. Pour le philosophe, la philosophie de la science n'est jamais totalement du règne des faits. Ainsi la philosophie des sciences reste trop sou vent cantonnée aux deux extrémités du savoir : dans l'étude des principes trop généraux par les phi losophes, dans l'étude des résultats trop particuliers par les savants. Elle s'épuise contre les deux obs tacles épistémologiques contraires qui bornent toute pensée : le général et l'immédiat. Elle valorise tan tôt l'a priori, tantôt l'a posteriori, en méconnaissant les transmutations de valeurs épistémologiques que la pensée scientifique contemporaine opère sans cesse entre l'a priori et l'a posteriori, entre les valeurs expérimentales et les valeurs rationnelles. II Il semble donc bien que nous manquions d'une philosophie des sciences qui nous montrerait dans quelles conditions - à la fois subjectives et objec tives - des principes généraux conduisent à des résultats particuliers, à des fluctuations diverses ; dans quelles conditions aussi des résultats parti culiers suggèrent des généralisations qui les complè tent, des dialectiques qui produisent des principes nouveaux. Si l'on pouvait alors traduire philosophiquement le double mouvement qui anime actuellement la pensée scientifique, on s'apercevrait que l'alternance de l'a priori et de l'a posteriori est obligatoire, que A V ANT-PROPOS 5 l'empirisme et le rationalisme sont liés, dans la pen sée scientifique, par un étrange lien, aussi fort que celui qui unit le plaisir et la douleur. En effet, l'un triomphe en donnant raison à l'autre : l'empirisme a besoin d'être compris ; le rationalisme a besoin d'être appliqué. Un empirisme sans lois claires, sans lois coordonnées, sans lois déductives ne peut être ni pensé, ni enseigné ; un rationalisme sans preuves pal pables, sans application à la réalité immédiate ne peut pleinement convaincre. On prouve la valeur d'une loi empirique en en faisant la base d'un rai sonnement. On légitime un raisonnement en en fai sant la base d'une expérience. La science, somme de preuves et d'expériences, somme de règles et de lois, somme d'évidences et de faits, a donc besoin d'une philosophie à double pôle. Plus exactement elle a besoin d'un développement dialectique, car chaque notion s'éclaire d'une manière complémen taire à deux points de vue philosophiques différents. On nous comprendrait mal si l'on voyait là un simple aveu de dualisme. Au contraire, la polarité épistémologique est à nos yeux la preuve que cha cune des doctrines philosophiques que nous avons schématisées par les mots empirisme et rationalisme est le complément effectif de l'autre. L'une achève l'autre. Penser scientifiquement, c'est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre théo rie et pratique, entre mathématiques et expérience. Connaitre scientifiquement une loi naturelle, c'est la connaitre à la fois comme phénomène et comme noumène. .1 • ... 1 ' .. ' .. \ . ., ,. ~- l • ' • .. ' ~ . ~" . ,. ....... , .... ··~ .J ., --~ . . .. ,; . . ~ ' - • T .. ... 6 LA PHILOSOPHIE DU NON D'ailleurs, puisque dans ce chapitre préliminaire nous voulons désigner aussi clairement que possible notre position et notre but philosophiques, nous devons ajouter qu'à notre a-vis une des deux direc tions métaphysiques doit être majorée : c'est celle qui va du rationalisme à l'expérience. C'est par ce mouvement épistémologique que nous essaierons de caractériser la philosophie de la science physique contemporaine. Nous interpréterons donc, dans le sens d'un rationalisme, la suprématie toute récente de la Physique mathématique. Ce rationalisme appliqué, ce rationalisme qui reprend les enseignements fournis par la réalité pour les traduire en programme de réalisation jouit d'ail leurs, d'après nous, d'un bien nouveau privilège. Pour ce rationalisme prospecteur, très différent en cela du rationalisme traditionnel, l'application n'est pas une mutilation ; l'action scientifique guidée par le rationalisme mathématique n'est pas une tran saction sur les principes. La réalisation d'un pro gramme rationnel d'expériences détermine une réa lité expérimentale sans irrationalité. Nous aurons l'occasion de prouver que le phénomène ordonné est plus riche que le phénomène naturel. Il nous suffit, pour le moment, d'avoir écarté de l'esprit du lecteur l'idée commune qui veut que la réalité soit une somme d'irrationalité inépuisable. La science phy sique contemporaine est une construction ration nelle : elle élimine l'irrationalité de ses matériaux de construction. Le phénomène réalisé doit être protégé contre toute perturbation irrationnelle. On le voit, A V ANT-PROPOS 7 le rationalisme que nous défendons fera face à la polémique qui s'appuie sur l'irrationalisme inson dable du phénomène pour affirmer une réalité. Pour le rationalisme scientifique, l'application n'est pas une défaite, un compromis. Il veut s'appliquer. S'il s'applique mal, il se modifie. Il ne renie pas pour cela ses principes, il les dialectise. Finalement la phi losophie de la science physique est peut-être uploads/Philosophie/ la-philosophie-du-non-by-gaston-bachelard-z.pdf
Documents similaires










-
44
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 04, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 6.1967MB