Didactique et Intelligence artificielle N. Balacheff DidaTech Laboratoire LSD2

Didactique et Intelligence artificielle N. Balacheff DidaTech Laboratoire LSD2 IMAG-CNRS et Université Joseph Fourier Grenoble 1. INTRODUCTION 1.1. AVERTISSEMENT Le présent article reprend l'essentiel du contenu de mon exposé introductif à la journée "Didactique et environnements d'apprentissage informatisés" de la VI° école d'été de didactique des mathématiques (Gras 1991) et les principales idées présentées lors du premier exposé que j'ai fait sur ce thème à l'occasion des XIII° journées francophones sur l'informatique (Balacheff 1991). Il s'agit de suggérer des lignes de recherches potentiellement fécondes pour les didacticiens, dans la perspective d'une collaboration étroite avec les chercheurs en intelligence artificielle, sur le terrain de l'EIAO. J'ai retenu pour cette présentation un compromis entre d'une part une évocation de l'état de l'art suivant un schéma classique : modélisation de la connaissance, prise en compte de l'élève, modélisation de l'interaction, et d'autre part la présentation des grandes lignes d'une approche de ces questions dans le paradigme de la didactique. Le lecteur souhaitant aller plus loin sur une présentation de l'état de l'art en intelligence artificielle pourra se reporter utilement à la thèse d'Éric Bruillard (1991) qui présente un tour d'horizon assez complet et récent du domaine, et aux ouvrages de Sleeman et Brown (1982) et Self (1988), et peut être surtout celui de Wenger (1987) qui constitue une référence à la fois encyclopédique et prospective. 1.2. L'IA L'IA, comme il est d'usage commun de désigner l'intelligence artificielle1, a pour objectif pratique la conception et la réalisation de dispositifs informatiques2 dont le comportement apparaîtrait intelligent aux yeux d'un observateur humain : l'observation du 1 Sur l'Intelligence Artificielle en général, de nombreux ouvrages de vulgarisation ou d'intérêt général sont disponibles. Par exemple, Ganascia (1990, 1993). 2 Par dispositif informatique j'entends ici le complexe formé par les matériels et les logiciels qui rendent opératoire l'ordinateur. Balacheff N. (1994) Didactique et intelligence artificielle. Recherches en didactique des mathématiques 14 (1/2) 9-42 2 système conduirait à penser légitimement que son comportement est guidé par un raisonnement. Cet objectif, formulé en termes pragmatiques, est indissociable de l'objectif théorique de modélisation opératoire des connaissances : une modélisation qui permet l'action, la communication et le contrôle. Cette relation étroite, voire dialectique, entre finalité pragmatique et finalité théorique de l'IA, en fait une science expérimentale dont l'objet est la connaissance. Ces deux finalités impliquent une identification claire de ce qu'est la connaissance et de ce qui peut en être représenté explicitement sous les contraintes d'une modélisation computable3. Pour cette raison toute recherche fondamentale ou appliquée en IA appelle une réflexion et une prise de position épistémologique, explicite ou en acte. Il est difficile d'éviter de considérer, dans les pages de cette publication, le mot intelligence qui apparaît dans la locution "intelligence artificielle". Tant d'un point de vue théorique que pragmatique, ce mot renvoie en IA au projet de mise en œuvre de modèles rendant des machines capables de résoudre des problèmes, au sens où la résolution de ces problèmes n'est pas complètement codée et déterminée a priori, mais où elle est le résultat d'une construction originale par la machine. Je ne m'engagerai pas plus avant, dans les limites de ce texte, dans une discussion de ce terme et de ses acceptions dans diverses disciplines. Je lui attribue ici une signification technique, d'un point de vue tant pragmatique que théorique, telle qu'elle émerge de son utilisation effective dans le contexte de l'IA. En fait, il me semble que l'enjeu scientifique et épistémologique de l'IA s'est déplacé nettement de l'intelligence vers la connaissance. 1.3. A LA CROISEE DE L'IA ET DE LA DIDACTIQUE : LA CONNAISSANCE Imaginons qu'un ordinateur et un être humain, cachés à la vue d'un examinateur, se soumettent aux questions de ce dernier. L'examinateur, doit essayer de décider lequel de ses interlocuteurs est l'ordinateur, lequel est l'être humain. S'il ne parvient pas à faire cette distinction, alors on dira de l'ordinateur a passé avec succès le test de simulation de ce qui, fondamentalement, distingue le genre humain : la pensée. Ce type de test, proposé par Turing (1950), exprime bien la conception historique du projet de l'IA. Que l'examinateur soit un inspecteur représentant l'institution scolaire ou un élève (ce qui semblerait plus pertinent), on s'aperçoit rapidement qu'une telle évaluation est peu adaptée au cas d'un ordinateur dont la finalité serait de permettre un apprentissage humain. Il suffit pour s'en convaincre de se souvenir de ce que le problème de l'évaluation de l'enseignement ne peut être réduit ni à la reconnaissance de la connaissance de référence dans le discours, ni à celle d'une rhétorique particulière. L'enjeu de l'IA dans le champ de la didactique ne sera donc pas que l'ordinateur 3 On dira d'un modèle symbolique qu'il est computable s'il est accessible à une manipulation effective, un calcul au sens large, par un opérateur distinct de son concepteur. La computation peut être définie comme le traitement de symboles, le calcul numérique en étant une catégorie particulière (cf à ce sujet Morin 1986 ch.I §.1 : "La computation"). Balacheff N. (1994) Didactique et intelligence artificielle. Recherches en didactique des mathématiques 14 (1/2) 9-42 3 se comporte comme un "professeur", mais qu'il soit capable de créer des conditions favorables à la construction par l'élève de connaissances acceptables en référence à un objet d'enseignement, en lui assurant des feedback pertinents. Dans les termes de la théorie des situations didactiques, on souhaitera donc que l'ordinateur permette la réalisation effective d'un milieu pertinent d'un point de vue épistémologique (Laborde 1993 ; Laborde et Capponi, ce volume). Dès les premières réalisations de systèmes artificiels capables de résolution de problèmes, les chercheurs en IA ont envisagé la possibilité de transfert de la compétence de ces systèmes vers l'être humain : "Un apport essentiel de l'approche système expert est évidemment que le système peut justifier à l'utilisateur ses étapes intermédiaires de calcul ou de raisonnement. Les justifications se font dans le langage de l'expert et même si les méthodes décrites et utilisées sont « savantes », elles apparaissent dans des termes compréhensibles aux humains" (Vivet 1984 p.154). La première mise en œuvre remarquable d'un tel projet est GUIDON (Clancey 1987), dont la finalité est de permettre à des étudiants en médecine d'acquérir une compétence en diagnostic en les plaçant face à un répertoire de cas bien plus vaste que ce qu'ils seraient susceptibles de rencontrer effectivement lors d'études cliniques. La promesse d'une telle entreprise est séduisante, le système expert MYCIN (Shortlife 1976) qui sous-tend GUIDON a des capacités de raisonnement, des connaissances factuelles et des compétences à l'égal des meilleurs spécialistes. Ces savoirs et savoir-faire sont explicitement décrits sous la forme de programmes (Wenger 1987 pp.261-288). La capacité potentielle d'explication de MYCIN en faisait un excellent candidat à l'emploi de professeur de médecine dans la spécialité "maladies infectieuses". Mais assez rapidement les travaux dans ce sens ont montré les limites d'un tel transfert : les connaissances embarquées dans MYCIN et leur représentation en font un bon expert en résolution, mais un médiocre enseignant. Ce résultat des travaux de Clancey fit l'objet d'une publication marquante : "The epistemology of a rule based expert system : A framework for explanation " (Clancey 1983), ouvrant la voie à une ligne de recherche sur l'explication très vivante en IA (pour les travaux français on pourra se reporter à Saffar et Kassel 1990). De fait, Clancey met le doigt sur un phénomène central : la transposition didactique. Cependant, la suite ne le conduit pas dans cette direction. La question retenue est celle de la représentation des connaissances : comment ? pour quelle finalité ? Dans notre cas, la question sera de savoir quelles représentations des connaissances élaborer pour la modélisation computationnelle de processus dont la finalité est l'apprentissage humain. La recherche d'une réponse, indispensable à la réalisation de dispositifs informatiques pertinents, met la connaissance à la croisée de l'IA et de la didactique. J'aborderai dans ce texte quelques unes des questions de didactique mises en avant par le projet de modélisation informatique des processus didactiques, un domaine dans lequel l'IA a déjà une histoire. Quelques jalons historiques évoqués dans la section qui suit, donne un point de vue rapide sur les relations entre l'IA et l'enseignement des mathématiques. Balacheff N. (1994) Didactique et intelligence artificielle. Recherches en didactique des mathématiques 14 (1/2) 9-42 4 1.4. IA ET ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES, JALONS HISTORIQUES Les premiers projets IA significatifs, dans le domaine des technologies pour l'enseignement des mathématiques, sont apparus au début des années 70. On peut en particulier mentionner le projet INTEGRATION TUTOR de Kimball (1973), dans le domaine de la recherche de primitives de fonctions réelles d'une variable réelle. Ce système, développé dans un domaine non élémentaire4, avait pour particularité de "s'intéresser" aux solutions de l'apprenant, même si elles différaient de celles envisagées par le tuteur. C'est dans ce même domaine que Vivet (1987)5 posera le problème de la modélisation de processus d'explications comme aide à l'apprentissage, dans le cadre du projet AMALIA de tuteur sur le résolveur CAMELIA (Delozanne, ce volume). Cependant, il faut reconnaître que les projets emblématiques des années 70 ne sont uploads/Philosophie/ paper-balacheff-nicola-s-1994-didactique-et-intelligence-artificielle.pdf

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