SCHOPENHAUER La souffrance est le fond de toute vie1. Une théorie métaphysique

SCHOPENHAUER La souffrance est le fond de toute vie1. Une théorie métaphysique du pessimisme de la volonté et de l’insatisfaction. « On a tout à fait tort de donner au plaisir et à la douleur le nom de représentations ; ce ne sont que des affections immédiates du vouloir, sous sa forme phénoménale, le corps ; ils sont le fait nécessaire et momentané de vouloir ou de ne pas vouloir l’impression que subit le corps »2 « Qui accroît sa science accroît aussi sa souffrance ». L’ecclésiaste, I. 183 « Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ». 4 1. Le pessimisme comme philosophie. Avant d’entrer plus avant dans notre texte, il convient de signaler qu’il ne constitue pas seulement une thèse descriptive, comme pourrait l’induire la très discutable coupure de la première phrase du paragraphe 58, que nous rétablissons : « La satisfaction, le bonheur, comme l'appellent les hommes, n'est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif. »5 Dire qu’il n’y a pas de positivité du bonheur, c’est encore dire, en d’autres termes, que le bonheur n’est rien, qu’il n’est qu’une représentation, strictement négative. La seule positivité possible, c’est la souffrance, y compris celle, très complexe, nous le verrons, qui accompagne, ou plutôt qui définit le désir, condition de possibilité de la satisfaction elle-même. 1 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, corrigée par Roos, Editions Puf quadrige, Paris, juin 2009, p. 393. 2 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, corrigée par Roos, Editions Puf quadrige, Paris,juin 2009, p. 142 ; 3 Le texte de L’Ecclésiaste cité par Schopenhauer au livre IV [p. 392] est le fameux texte qui dit notamment : « Rien de nouveau sous le soleil ». Voici le texte : « 14 J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent. 15 Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être compté. 16 J'ai dit en mon coeur : Voici, j'ai grandi et surpassé en sagesse tous ceux qui ont dominé avant moi sur Jérusalem, et mon coeur a vu beaucoup de sagesse et de science. 17 « J'ai appliqué mon coeur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie ; j'ai compris que cela aussi c'est la poursuite du vent. 18 Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. » 4 Schopenhauer, Opus cité, p. 404. 5 Schopenhauer, Opus cité, Livre IV, p. 403. Signalons également les formules plus radicales encore du paragraphe qui précède : « Mais le plus souvent nous nous détournons, comme d'une médecine amère, de cette vérité, que souffrir c'est l'essence même de la vie ; que dès lors la souffrance ne s'infiltre pas en nous du dehors, que nous portons en nous-mêmes l'intarissable source d'où elle sort. » - 1 - Mais cette thèse, que le bonheur est au fond une illusion négative, il ne faut pas y voir seulement une thèse d’auteur, un romantisme tiré de quelque ressentiment subjectif d’un philosophe en retrait de la vie. Si Schopenhauer fut beaucoup inspiré, y compris dès son adolescence, par la réponse que pu faire Voltaire à Leibniz qui raillait son optimisme, s’il cru d’abord, dans les emportements de sa jeunesse « que le monde n’était peut être que la création d’un démon », s’il multiplie parfois les descriptions des horreurs et des misères qui accompagnent toutes vies – et l’histoire universelle plus encore- il ne faut pas y voir seulement une position d’essayiste, une posture de quelque conscience malheureuse. Ce que nous allons tenter de montrer, par l’analyse de notre texte – qui paraîtra donc à tort appartenir à une étude psychologique ou à une description phénoménologique avant la lettre- c’est que ce pessimisme, cette théorie de la négativité de la satisfaction, est en réalité une thèse ontologique, qui renvoie à une véritable métaphysique de la vie. Il ne s’agit pas seulement de saisir, dans la négativité de la satisfaction, une sorte de déficience propre à la conscience de l’homme, qui ne parviendrait jamais à être positivement en accord avec le monde, parce qu’il serait toujours en attente d’autre chose, en avance sur soi, dans la non coïncidence de l’espoir – thèse qu’on avait de longue date pu identifier chez Pascal, par exemple- Car cette thèse supposerait que la négativité de la satisfaction tienne seulement à une posture inadéquate de la conscience, une manière pour l’homme, victime de la passion dévorante et du désir, de ne pas saisir l’être tel qu’il est. Or, il ne suffirait pas, pour supprimer la souffrance consubstantielle au désir, de supprimer le désir, ou de désirer autre chose, ou même de ne plus désirer. Car le désir est bien plus qu’une passion de l’âme, bien plus qu’une tendance inférieure de la nature, mais, selon Schopenhauer, la marque même, en nous, du vouloir-vivre, c'est-à-dire de l’essence de la vie. Aussi la souffrance n’est-elle pas le corrélat d’une inadéquation du désir à la réalité, qui viendrait troubler un repos possible, mais l’essence même de la vie telle qu’elle se donne en nous sous cette forme. Le repos est impossible. C’est pourquoi il faut d’emblée bien réfléchir au sens de la dernière phrase de notre texte, qui mêle, de façon confuse encore pour nous, la négativité et la positivité : « le manque, la privation, la douleur, voilà la chose positive ». Que la privation soit positive, cela ne peut s’entendre dans le cadre d’une simple description de la passivité de l’homme et de sa conscience. Cela ne peut se comprendre que dans une réinterprétation de la douleur elle-même, de la souffrance, comme une certaine métaphysique de la vie. C’est pourquoi, pour comprendre la pensée de Schopenhauer, il faut sans doute renverser une certaine équation : il ne faut pas concevoir la souffrance comme la négation de la vie, mais bien plutôt comme sa manifestation. Mais dès lors, il va falloir établir comment et pourquoi la vie est précisément porteuse, dans son essence même, de cette négativité en soi, de cette peine, de cette souffrance comme essence. Comprendre en somme pourquoi c’est la souffrance qui est l’essence de l’être qui veut vivre. De ce point de vue, il convient de respecter le conseil avisé que nous donne Jean Lefranc, dans son Comprendre Schopenhauer : « Si regrettable que cela soit pour «l'actualisation» de Schopenhauer, son pessimisme n'est pas un jugement historique, mais une thèse métaphysique. Sans doute une vie humaine est-elle plus pathétique qu'aucune autre, et sans doute aucun animal n'a-t-il la capacité de souffrance de l'homme ; mais en définitive, la réalité de la douleur d'un seul ver de terre rend illusoires les subtilités d'un - 2 - Leibniz ou d'un Spinoza. N'en déplaise à Lachelier, l'originalité du pessimisme de Schopenhauer reste entière. »6 Ainsi, c’est en faisant ressurgir la dimension métaphysique de la souffrance que nous comprendrons mieux « la positivité » de la douleur et du manque. Nous établirons, par delà l’apparence descriptive, que nous avons ici une véritable déduction du principe du monde comme volonté en souffrance. Mais comment une volonté de vie peut-elle être la cause d’une nécessité de la souffrance ? 2. La théorie classique du désir qui doit être remise en cause. Il faut remonter en arrière dans la tradition pour saisir la portée du renversement que Schopenhauer va apporter à la théorie du bonheur et du désir. Dans le livre I de l’Ethique à Nicomaque, Aristote établit une théorie du bonheur et du plaisir qui nous permet de comprendre mieux le déplacement fondamental que Schopenhauer va produire dans Le monde comme volonté et comme représentation. Le stagirite, après avoir rappelé que tous les hommes désirent tous naturellement le bonheur, se livre à une étude, non du contenu de l’idée de bonheur (car il reconnaît que des hommes dont la vertu est différente peuvent viser un bien suprême différent), mais plutôt de sa forme. Toute volonté est, dit-il, une volonté en vue d’agir et toute action est toujours en vue d’une fin. Parmi les fins, il y a celles qui sont voulues en elles-mêmes, et celles qui ne sont voulues qu’en vue d’une autre chose. Par exemple, le délassement et le repos ne sont pas une fin en soi, mais seulement en vue de l’action et de la politique. Il y a, en revanche, des fins qui peuvent – et qui doivent- être voulues en elles-mêmes, comme, par exemple, la vie contemplative du sage. Ainsi le bonheur est-il précisément de l’ordre des fins voulues par elles-mêmes et en elles- mêmes, qui, une fois atteintes, produisent la perfection. [Pour lesquelles il n’y a plus rien à vouloir]. Aristote rappelle notamment que le plaisir [qui se surajoute au bonheur mais ne s’identifie pas à lui] est incompatible avec le devenir et le changement.7 Dans le devenir, les choses n’ont pas atteint à uploads/Philosophie/ la-souffrance-est-le-fond-de-toute-vie.pdf

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