– 1 – Texte à paraître chez l'Harmattan en 2007, dans un ouvrage collectif sur
– 1 – Texte à paraître chez l'Harmattan en 2007, dans un ouvrage collectif sur le devenir-animal Le devenir-animal et la question du politique chez Gilles Deleuze Eliane Martin-Haag La philosophie de Deleuze peut être abordée d’une multiplicité de points de vue, à commencer par la conception centrale des trois modes d’existence temporels, tels qu’ils sont définis dans Différence et répétition1. Dans notre perpective, il est plus intéressant de souligner un point de départ commun à Deleuze et Foucault, à savoir l’annonce ou la bonne nouvelle de la mort de l’homme qui re-soulève le problème nietzschéen du passage au surhomme2. Deleuze estime que pour traiter ce problème il est nécessaire de repenser un devenir qui défait l’être et ses identités figées afin de restituer notre immanence à la vie, au sens d’une vie impersonnelle, inorganique et multiple, dont l’expérience permet de se recréer, en l’affirmant et en la voulant comme source d’une nouvelle individuation. Dans cette perspective, il faut donc commencer par se délivrer de la croyance en une nature humaine. Croire en une nature humaine, que la tradition philosophique s’attache à distinguer de l’animalité par la raison, le langage, la perfectibilité, l’histoire, l’espèce ou l’organisme, c’est toujours enfermer l’homme dans une forme ou une logique identitaires, dans un « pli » infernal que l’on ne peut plus défaire. Il faut donc cesser d’adhérer aux métaphysiques du sujet, de l’individu ou de l’individualité, pour penser de nouvelles individuations qui n’ont plus pour principe ni le couple de la matière et de la forme, ni l’indivisibilité de l’atome. 1 Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 96-148. Pour un commentaire de ces trois modes, voir Zourabichvili (François), Deleuze. Une philosophie de l’événement, dans Zourabichvili (François), Sauvagnargues (Anne), Marrati (Paola), La philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004, p. 69-74. 2 Deleuze, Foucault, Paris, Les éditions de Minuit, 1986, p. 138-141. – 2 – L’individuation selon Deleuze est un concept nouveau, dont nous commencerons par donner une esquisse, afin de comprendre comment le devenir-animal entre dans cette individuation. Deleuze emprunte d’abord ce concept à Simondon. Pour ce dernier l’individuation est toujours un processus involontaire de différenciation, qui consiste à inventer ou créer un nouveau rapport ou une nouvelle relation entre des principes pré-individuels qui sont disparates et restent incompatibles, si l’on ne découvre pas un changement d’état ou un système supérieur qui résout cette incompatibilité ou cette disparité sans l’abolir, c’est- à-dire par une intégration qui est une opération amplifiante. L’exemple le plus simple que donne Simondon est celui des deux images rétiniennes non superposables qui forment un système bidimensionnel (droite et gauche), et dont la « disparition » ou « la condition d’impossibilité » même conduit à la découverte perceptive de la tridimensionnalité : la tridimensionnalité de la perception est un système d’intégration supérieur où tous les détails de chaque image sont encore présents. Simondon illustre ainsi, et à travers l’intégration du jeu différentiel des sensations à la perception, la thèse que « l’individu vit dans la mesure où il continue à s’individuer » et « qu’en ce sens le psychique est du vital ». Il n’y a donc pas de nature humaine donnée a priori ; il n’existe ni sujet ni objet, mais seulement une « genèse physico-biologique » de l’individu, depuis le cristal jusqu’au vivant3. Deleuze tire de Simondon une éthique et une politique de l’individuation sans sujet, qui est aussi une éthique et une politique de la création. Conformément à l’idée que le psychique est du vital qui continue à s’individuer ou à devenir, il affirme que penser c’est créer et que l’art pense, tout comme la science et la philosophie, puisque ce sont trois manifestations de la créativité de la vie à laquelle nous sommes immanents. Mais à ses yeux, cette création ou cette individuation rencontre l’obstacle des sociétés qui se veulent toujours closes ou des « champs sociaux » qui sont devenus capables d’agencer le désir d’être assujetti : le désir d’être un sujet, d’avoir une identité, et d’être soumis à un contrôle permanent de cette identité. Il faut souligner, à cet égard, la parenté de sa philosophie avec celle de Foucault, malgré leur différence d’analyse du pouvoir. Dans Mille Plateaux, dont le sous-titre est Capitalisme et Schizophrénie 2, 3 Simondon (Gilbert), L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, Millon, 1995, p. 205-207. Sur l’animal chez Simondon et Deleuze, dans une étude consacrée à l’art et à l’animal, voir l’analyse indispensable d’Anne Sauvagnargues, Op. cit., en particulier p. 133-138. – 3 – Deleuze s’explique lui-même sur cette différence. Il partage avec Foucault l’idée que le langage est beaucoup plus qu’une partie de la suprastructure idéologique : le langage n’existe qu’à travers des régimes hétérogènes de signes, distribuant des ordres, les régimes de signes exprimant précisément les organisations de pouvoir ou les agencements qui ne se localisent pas dans un appareil d’État, mais opèrent en tous lieux, à la façon des micro-pouvoirs de Foucault4. Cependant Deleuze se distingue de Foucault sur deux points. Premièrement les agencements sont d’abord de désir, le désir étant toujours agencé, et le pouvoir une dimension stratifiée de l’agencement. Deuxièmement, dans ces agencements qui territorialisent le désir, il y a toujours des lignes de fuite ou de déterritorialisation qui constituent non des phénomènes de résistance ou de riposte, comme le pense Foucault, mais des pointes de création et de déterritorialisation que les dispositifs de pouvoir tentent de capturer ou de ligaturer5. Il y a donc pour Deleuze un primat du désir et de ses flux sur les pouvoirs qui tentent de le capturer : la psychanalyse notamment s’y emploie, dans sa gigantesque entreprise de rabattement de la sexualité sur la génitalité ou sur un organisme qui serait spécifiquement humain. Contre la psychanalyse freudienne, Deleuze explique donc que le désir n’est ni une donnée naturelle, ni un manque, mais un « agencement d’hétérogènes qui fonctionne», parce qu’il est processus, affect et non sentiment, « haeccéité » ou individualité multiple et non subjectivité. Et surtout, rajoute Deleuze, le désir implique la constitution « d’un corps sans organe », qui se définit non par l’organisation, mais seulement par des zones d’intensité, des seuils, des gradients, des flux ». Or et comme le précise un texte particulièrement éclairant de Deux régimes de fous, « ce corps est aussi bien biologique que collectif ou politique ; c’est sur lui que les agencements se font et se défont, c’est lui qui porte les pointes de déterritorialisation des agencements ou les lignes de fuite. Il varie (le corps sans organe de la féodalité n’est pas le même que celui du capitalisme). Si je l’appelle corps sans organe, c’est parce qu’il s’oppose à toutes les strates d’organisation, celle de l’organisme, mais aussi bien aux organisations de pouvoir 6». A partir de là, on peut commencer à comprendre le devenir-animal, car il s’agit d’un cas particulier du problème de se faire un corps sans organe, par la tentative créatrice de 4 Deleuze, Mille plateaux, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 88. 5 Ibid., p. 175-176, n.36. 6 Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Les éditions de Minuit, 2003, p. 118-119. – 4 – se défaire des logiques identitaires comme des mots d’ordres du plaisir que le champ social essaye d’imposer au désir. C’est donc dans la création artistique que Deleuze recherche les lignes de fuite et les pointes de déterritorialisation qui passent par un devenir-animal, pour défaire l’organisme humain. Il peut s’agir de la peinture, avec le devenir-viande du corps humain chez Francis Bacon qui détruit l’organisme, en destituant le visage de son primat : il peint le visage comme de la viande, dans des tons rouges, ocres et bleus, et ne cesse de rendre visible, par le « chrono-chromatisme » de ces tons rompus, la force des affects et des désirs qui le traversent. Bacon s’affranchit ainsi des présupposés représentatifs et politiques de la perception du corps. Il restitue « les postures les plus naturelles » ou les plus animales d’un corps qui « se regroupe en fonction de la force simple qui s’exerce sur lui ; envie de vomir, de dormir, de se retourner, de rester assis le plus longtemps possible 7». Ces postures ou ces dé-formations vitales des organes s’affranchissent de l’organisme, en bouleversant simultanément une hiérarchie des organes et des couleurs au profit de leur modulation. Aussi les visages deviennent-ils des têtes, de telle sorte que Bacon se délivre de la « visagéité », telle qu’elle est analysée dans Mille plateaux. Dans cet ouvrage, Deleuze explique que le visage n’est pas l’expression d’un sujet, d’une conscience ou d’une individualité qui seraient donnés. Il s’agit au contraire d’une façon de faire désirer et de coder le corps : le visage est le produit des agencements de pouvoir qui ont besoin de lui pour se conserver. Aussi se réduit-il à un moule identitaire qui fonctionne sur le mode de la relation binaire, car il doit permettre de dire « c’est un homme ou une femme, un riche ou un pauvre, un adulte ou un enfant » : « Visage d’institutrice uploads/Philosophie/ martin-haag-le-devenir-animal-et-la-question-du-politique-chez-gilles-deleuze 1 .pdf
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- Publié le Apv 11, 2021
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