Université de Panthéon Sorbonne Diplôme d’études approfondies en Philosophie L’

Université de Panthéon Sorbonne Diplôme d’études approfondies en Philosophie L’unité de la vie Recherches sur La tentation de l’absolu En littérature À partir de l’œuvre de Baudelaire, Nietzsche, Camus, Tagore , Proust et Le Clézio Mémoire sous la direction de M. Michel Haar Présenté par Noé Peyre Session de juin 1998 Nul de vous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la votre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir et regardez-vous y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t- on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! Victor Hugo Préface des Contemplations 2 Introduction Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits lus parfois dans les transes, le situent devant le destin. Bataille, Le bleu du ciel De la souplesse des limites entre littéraire et philosophie. Qui dira le réel ? Pourquoi la littérature pourrait-elle nous en dire plus long sur la vie que la philosophie ? Moins de médiations, moins de retenue - de la licence poétique aux expériences surréalistes - ; alors que la philosophie est toute de circonspection et de pensée seconde. Réflexion sur la pensée, sur nos représentations du monde, sur la conscience de toutes les opérations de la conscience : la subtilité de la philosophie semble aller de pair avec une prise de distance, un recul à l’égard de l’objet. Des préceptes tels que « aller aux choses mêmes », se rapprocher du concret, du réel, « ne jamais omettre l’existant », « il s’agit à présent de le transformer » prouvent par la négative, par la défense et la mise en garde, la tendance de la pensée à s’éloigner de la res, à mesure même qu’elle affirme l’aborder. Mais cette distinction des pensées et des « choses » est elle-même sujette à caution. Sans idée, verriez-vous la moindre chose ? Les réflexions de Bergson sont à cet égard d’une profondeur déroutante. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs; ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles... Nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.1 Pour la conscience commune, la démarche qui vise à problématiser des évidences et à élucider des nœuds indissolubles aura toujours l’air de fuir les choses de la vie. De fait, celui qui a le courage de plonger au cœur d’une eau froide disparaît aux yeux des hommes restés sur ses bords. Aller de l’avant, c’est donner l’impression de fuir ceux qui ne se déplacent pas. Pourquoi ce besoin de dire l’être ? Comme s’il ne suffisait pas, comme s’il se débordait, l’être semble se déborder en logos en son sein, en ce lieu limite qu’est l’humain. Mais de 1 EDIC, 11 telles formulations présentent trop aisément les choses, dans la clarté sans symbole de la métaphysique, comme s’il était sûr que nous puissions en dire le fin mot tout simplement, avec assurance. Dire l’inexprimable, ce qui, précisément, ne se dit pas, c’est la seule chose qui soit vraiment intéressante, et c’est la seule chose qui est impossible. D’où l’importance infinie de la suggestion. Les théories littéraires butent sur ce point d’arrêt — ce point d’Archimède — le « je ne sais quoi ». Mais nous ne pouvons accepter les aises du non-dire, nous ne voulons, en tout cas, nous en contenter. La condamnation de l’écriture dans le Phèdre n’a pas détourné Platon de composer ce chef-d’œuvre. Les poètes mystiques ne disent autre chose que l’impossibilité de parler du Namenlose, du sans-nom, de leur joie insolite et muette. Nouveaux essais pour le dépasser, le dissiper. Le texte de Bergson, dont la prose limpide semble parfois jouer avec le silence, nous introduit dans le domaine de l’art. C’est un constat de l’inadéquation à soi, qui est la condition même de la vie sociale, apparente. « Il fallait vivre et la vie exigeait que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont avec nos besoins. Vivre consiste à agir. » La réalité ne nous apparaît donc qu’au travers d’une « simplification pratique », voulue par la vie elle-même. Bergson reprend la métaphore classique du « voile » qui « s’interpose entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, » mais donne à cette antique théorie de Maya un éclairage particulièrement novateur et instructif. Sans pathos, avec un brin d’humour plutôt, une acceptation sereine et amusée, le philosophe entre dans le silence de son regard pour voir s’estomper le voile invisible qui rend le monde apte à notre insertion. Il s’agit seulement d’un certaine manière de voir, d’entendre, de savourer toute sensation, et d’attendre, avec un silence intransitif — et non plus écouter, regarder, chercher, attendre quelque chose de précis. Car la réalité n'est pas précise au sens où notre action la requiert. Et pourtant, le monde de l’action n’est pas une « illusion », pour Bergson, le monde des apparences n’est aucunement mensonger. Il est seulement autre, plus pauvre peut-être, moins profond, moins surprenant, puisque nous n’y trouvons pas grand chose d’autre que ce que nous y mettons, — assurément moins beau. Plus pauvre parce que « l’individualité des êtres nous échappe » ; moins beau parce que les mots et les attitudes que nous employons pour signifier cette émotion sont déjà engoncés dans la platitude des noms communs, anémiés par des siècles d’histoire, indispensables par ailleurs à leur sens. Pas de condamnation du monde phénoménal, pas de dieu trompeur, pas de salvation à attendre, pas de perdition, non ; tout au plus une déperdition. Ce passage extraordinaire tiré du Rire, où il expose le travail des artistes, qui s’ingénient à nous faire voir ce qu’il ont vu, ainsi les poètes esquisse la recherche de la réalité perdue, et enfin la durée retrouvée. Par des arrangements rythmés de mots qui arrivent ainsi à… s’animer d’une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n'était pas fait pour exprimer. D’autres creusent plus profondément encore. Sous Ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose, qui n'a plus rien le commun - avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dispersion ou de son exaltation, de ses regrets ou de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l'imposeront à notre attention, ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. — Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet, que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. 4 Affirmer ainsi que « L'art n'est sûrement qu'une vision plus directe de la réalité, » c’est, malgré la différence de mots, poser le sujet comme nous entendons le faire. Car par « tentation de l’absolu », il faut comprendre cette vocation à dire le réel, et cette pulsion d’imprimer un verbe dans le silence du monde ; et cette « unité de la vie, » c’est la réalité ainsi découverte, notre âme enfin ouverte à « la mouvante originalité des choses, » qui n’est manifestement pas quelque chose de mort ou de fractionné. C’est ainsi que nous entreprenons dans un cadre bien modeste une recherche sur la question la plus essentielle, la plus difficile à éviter et à débusquer, la dernière question avant un silence de plénitude, celle que se pose toute l’humanité, la plus souvent sans le savoir, lorsqu’elle regarde son visage assez longtemps dans un des uploads/Philosophie/ unite-de-la-vie-dea-peyre-haar-1998.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager