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274 275 Wilfried Laforge Les images ne doivent pas se substituer aux choses, mais montrer comment elles s’ouvrent, et comment nous entrons dedans. Leur tâche est délicate. Philippe Jaccottet « Paysages avec figures absentes » Puisque le présent volume nous invite à penser à nouveaux frais la pertinence de la Théorie esthétique d’Adorno aujourd’hui, il faut d’emblée réaffirmer que bien des concepts, qui s’y déploient dans une véritable constellation, demeurent tout à fait opérants pour penser notre art actuel. Mais il faut, dans le même temps, cerner les limites de l’ouvrage, ses erreurs, ses impensés. La Théorie esthétique et les écrits esthétiques tardifs d’Adorno nous invitent à détricoter les grandes constructions historiographiques et les esthétiques aux sources desquelles une part de la théorie de l’art actuelle ne cesse de se référer. Bien que celles-ci fassent souvent écran à la réalité des pratiques plastiques contemporaines, on répète à l’envi que l’art serait dématérialisé (Lyppard), ou désobjectalisé (alors même que les questionnements ontologiques sur ce que sont les objets gagnent la pratique artistique depuis quelques années), ou encore dé-défini (Rosenberg). On va également répétant que la transdisciplinarité fonctionnerait aujourd’hui comme un genre ou un médium, ou que nous serions dans un paradigme de la multiplicité, des particularismes, de la transgression – paradigme au sein duquel aucune œuvre ou aucun art ne se laisserait spécifier par des contraintes technico-esthétiques. La Théorie esthétique invite donc, dans le contexte actuel, à repenser les altérations génériques qui se produisent entre les arts et entre les œuvres ; elle permet de démonter les théories qui fondent de tels propos et de réviser certaines de ces thèses globalisantes. L’ouvrage trace en effet une voie médiane qui renvoie dos à dos des positions coexistant aujourd’hui dans l’esthétique contemporaine : le plaidoyer pour une anarchie des singularités contre un retour au régime de la spécificité soi-disant moderniste, la défense d’un concept d’art comme opérateur classificatoire contre sa dissolution pure et simple dans l’hétérogénéité des pratiques, etc. En raison de son attachement à la profondeur historique des choses, l’ouvrage d’Adorno permet également Adorno en terres réalistes Wilfried Laforge 276 277 de penser ces phénomènes d’un point de vue généalogique, pour comprendre les raisons qui ont conduit à la destruction du système des Beaux-arts, puis à l’avènement de ce moment inaugural que constitue la naissance de l’art contemporain. Enfin, il est invitation à jeter un regard neuf à la fois sur l’archipel de notions liées à ces phénomènes d’effrangement des arts (la question de l’autonomie de l’art, le problème de l’unité de l’art et de la convergence des arts spécifiques, la redéfinition du concept d’art, etc.) tout en engageant une réflexion sur celles qui en constituent le pendant (le basculement de l’art dans le réel, et, en miroir, l’épiphanie du réel au sein des œuvres). Toute relecture de la Théorie esthétique opérée en ce sens devra toutefois battre en brèche certaines idées reçues, dont la ténacité semble étrangement avoir résisté à maintes relectures actuelles qui visaient pourtant à les ébranler. L’attachement d’Adorno à la modernité et au maintien d’une différence des arts d’un côté, le travail à partir de sources de seconde main de l’autre, ont parfois contribué à occulter la richesse, la force et la précision de sa réflexion sur les phénomènes d’effrangement. Ils ont amené bien des lecteurs d’Adorno à extrapoler à partir de certains de ses écrits (Philosophie de la nouvelle musique, notamment), et à en déduire qu’il rejetterait par principe tous les phénomènes qui procèdent à un détissage de ces arts spécifiques. Or, c’est précisément sur ce point que l’esthétique adornienne accomplit plusieurs tours de force. La notion adornienne d’effrangement (Verfransung) est inséparable d’une constellation de concepts qui se font jour dans l’esthétique adornienne tardive, et qui peuvent l’éclairer : écriture, caractère énigmatique, forme, etc., mais elle ne se comprend véritablement (cela vaut plus généralement pour la position d’Adorno sur l’art contemporain) qu’à l’aune des concepts centraux de la Dialectique négative (identité et altérité, non-identique, primat de l’objet, etc.). Se souvenir que toute la philosophie d’Adorno se construit sur une critique de la prima philosophia et de l’idéalisme est indispensable pour saisir cette position complexe de l’auteur vis-à-vis du concept d’art : puisque l’ontologie est rejetée, il ne peut y avoir de concept d’art enfermant brutalement les choses, et définissant une fois pour toute la pratique artistique. Partant, le constat adornien du changement de définition de ce concept se fait sans nostalgie : l’effrangement des arts formule – ou reformule – une sorte de promesse. Il n’y a pas d’eschatologie ; le détissage qu’opèrent les phénomènes d’effrangement n’épuise pas les arts : il les retisse sans cesse selon des modalités nouvelles. Puisque qu’elle laisse pénétrer l’altérité, l’identité des arts est continuellement renouvelée, et par conséquent mise hors de portée du social. Les phénomènes d’effrangement, loin de neutraliser toute forme de sédimentation historique et, partant, de capacité des arts singuliers à être écriture de l’histoire, auront au contraire participé d’une réactivation du moment criticiste au sein des arts contemporains. Il n’y a pas, dans ces phénomènes qui ne cessent de se produire, de dilution des arts dans le général, ou dans une unité totalisante – mais émancipation à l’égard de toute autorité extérieure et préétablie. L’effrangement permet au contraire de retrouver l’unité de l’art, parce que chaque art, de manière immanente, est alors confronté à cette tâche difficile. Il y a paradoxalement désir de syntaxe mais rejet du normatif et du paradigmatique. Le couple de concepts adornien identité- altérité nous rappelle que la construction de l’identité des arts se fait de manière immanente, mais que cette identité n’est pas close ; elle n’est pas figée ; ses frontières sont poreuses ; elle laisse pénétrer l’altérité. De même, il n’y a pas de congédiement pur et simple du concept d’art : il est raturé si on attend de lui qu’il soit classificatoire et mette de l’ordre dans l’hétérogène, mais récupéré en tant qu’il met en mouvement les arts spécifiques. Mais si l’effrangement des années soixante réactive cette promesse qui avait été formulée par la musique informelle (et, avec elle, le caractère énigmatique des œuvres, ce « hiéroglyphe dont le code aurait été perdu »), cette promesse se réalise-t-elle aujourd’hui ? Les phénomènes d’effrangement actuels sont-ils encore un « scandale au regard de la suprématie de la réalité économique ? » En outre, examiner à nouveaux frais la frontière entre art et non-art implique nécessairement d’interroger les rapports qui se jouent entre l’art et le réel, question déjà engagée en amont du passage à l’art contemporain. Ce type d’interrogation suppose plusieurs voies possibles : il s’agit en effet de se demander ce qui est en jeu lorsque certaines pratiques artistiques ou musicales s’exportent dans le réel, mais aussi lorsque le réel est importé au sein des œuvres – opération qui conduit à une définition nouvelle de la notion de matériau, ou, à tout le moins, à la nécessité d’un réexamen de la notion d’autonomie de l’œuvre. Que se passe-t-il en effet lorsqu’un élément extérieur à l’œuvre et purement hétéronome surgit en elle sans avoir été préalablement mis en forme par un travail du matériau, ou lorsque – dans un mouvement inverse – l’art bascule dans le réel ? Quel est le statut des fragments de réalité empirique lorsqu’ils s’intègrent à l’économie de l’œuvre ? Comment opérer une distinction entre les formes d’art qui basculent dans le réel en demeurant constructivistes, et celles qui témoignent d’une attitude « réaliste » ? L’esthétique adornienne ne cesse-t-elle pas d’être opérante dès Adorno en terres réalistes Wilfried Laforge 278 279 lors que l’œuvre accueille le réel sans la médiation d’un matériau ? Pour que l’art soit art, nous dit Adorno, il a besoin de « quelque chose qui lui est hétérogène 1 » : « le même (das Gleiche), que les arts visent comme leur quoi, devient autre selon le comment de cette visée 2 ». Se pose à nouveau la question de la pertinence de la Théorie esthétique et des concepts adorniens pour appréhender les œuvres d’artistes qui, des années soixante à nos jours, accueillent l’extranéité brute, présentant le réel sans concepts, c’est-à-dire sans la médiation du matériau. Voilà qui nous oblige a priori à abandonner toute grille d’interprétation adornienne. Aujourd’hui, un certain nombre d’entre eux, mais aussi des designers ou des commissaires d’exposition, reconnaissent avoir recours aux philosophies réalistes : on les voit puiser chez Quentin Meillassoux, chez Graham Harman et Timothy Morton essentiellement. Cette attitude n’est pas nouvelle, car en effet, depuis les années soixante, on observe la nécessité dont ont fait montre certains artistes de recourir à la philosophie. Plusieurs raisons expliquent la présence et la spécificité de ce sous-texte réaliste dans l’art contemporain : il constitue un tournant spéculatif majeur de la philosophie ; il propose, ce faisant, un tournant vers l’objet radical ; en outre, il a été diffusé par des universitaires au- delà du cercle académique, via des blogs ou des éditions en open source, ce qui a incontestablement favorisé sa réception. Par conséquent, ces débats actuels dans uploads/Philosophie/ laforge-adorno-en-terres-re-alistes.pdf

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