Pratiques : linguistique, littérature, didactique L'argumentation dans l'émotio
Pratiques : linguistique, littérature, didactique L'argumentation dans l'émotion Christian Plantin Résumé L’analyse argumentative connaît les argumentations fondées sur une émotion (sentiment, éprouvé), comme l’argumentation sur la pitié ; cet article montre que l’émotion elle-même peut être argumentée. D’une façon générale, l’analyse de l’émotion dans le discours est menée à l’aide des notions d’ énoncé d’émotion (attribuant un terme d'émotion à un lieu psychologique) et d’une topique spécifiée pour l’émotion. Ce cadre théorique est ensuite appliqué à une analyse de l’argumentation des sentiments dans un texte militant sur l’ex-Yougoslavie. Citer ce document / Cite this document : Plantin Christian. L'argumentation dans l'émotion. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°96, 1997. Enseigner l'argumentation. pp. 81-100; doi : https://doi.org/10.3406/prati.1997.2475 https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1997_num_96_1_2475 Fichier pdf généré le 13/09/2018 PRATIQUES N° 96, Décembre 1997 L'ARGUMENTATION DANS L'ÉMOTION Christian PLANTIN Le discours argumentatif peut tendre à accréditer une thèse, un « devoir croire » (l'horizon s'éclaircit, il fera beau demain), comme un « devoir faire » (il fait beau, allons à la plage) . Nous voudrions montrer qu'on peut de même « argumen¬ ter des émotions » (des sentiments, des éprouvés, des affects, des attitudes psy¬ chologiques), c'est-à-dire fonder sinon en raison, du moins par des raisons un « devoir éprouver ». Intuitivement, cette recherche part du fait que la légitimité d'une émotion peut être contestée : Ce n'est pas une raison pour se mettre en colère et du fait que certains énoncés, conclusions d'argumentations, attribuent des émotions (ou des « absences d'émotions ») : J'ai reçu des menaces, mais je n'ai pas peur. Elle met au premier plan l'indétermination des conclusions émotionnelles par rapport aux données brutes (1). Partant du fait que l'individu X est mort, en fonc¬ tion du système idélologique auquel adhère le locuteur (autrement dit, des lois de passage argumentatives), il est possible de justifierde la joie ou de la tristesse : X : — Réjouissons-nous de la mort du tyran ! Y : — Pleurons la disparition du père de la patrie ! (2) ou encore : (1) Conformément au programme argumentatif, qui substitue du construit rhétorique aux enchaînements dits déter¬ ministes (causalité, implication ; cf. Plantin, 1990). (2) L'énoncé « le tyran est mort, réjouissons-nous !» réfère à X par le biais du prédicat « être un tyran», et la conclu¬ sion se déduit analytiquement de l'argument, en vertu du lieu commun « on se réjouit de la mort des tyrans » (vs *«on pleure la mort des tyrans »). Autrement dit, sous le prédicat « être un tyran » on se réjouit de la mort de X ; sous le prédicat « être le père de la patrie», on la pleure, (cf. Plantin, 1996 : 58 sur ces phénomènes « hologram- matiques »). 81 X : — Le nouvel Hôtel de ville est le plus beau de la région, j'en suis fier ! Y : — Quand je pense à tout ce qu'on aurait pu faire pour les mal logés de la com¬ mune avec tout l'argent qu'il a coûté, moi, j'ai honte ! On peut donc justifier une émotion par l'existence d'un état de choses, tout comme on peut, par exemple, arguer d'une émotion pour justifier une action : Je suis indigné, donc je manifeste ! Ces exemples suggèrent que, s'il y a, comme le montre l'ouvrage de Walton The place of émotion in argument (1992), une « place » pour l'émotion dans l'argu¬ mentation, réciproquement, il y a une « place » pour l'argumentation dans l'émo¬ tion ; dans un cas il y a argumentation « sur » l'émotion, dans l'autre argumenta¬ tion « de » l'émotion. Le but de cet article est de présenter un cadre théorique dans lequel peut être menée l'étude des discours argumentant une émotion (§1 et 2), et de l'appliquer à une étude de cas (§3). 1. LES AFFIRMATIONS D'ÉMOTIONS 1.1. Lieux psychologiques, termes et énoncés d'émotion Il n'est pas question de se substituer au psychologue pour définir le concept d'émotion ou pour dire ce que sont la colère, la honte, la peur, la joie,... dans leurs vécus et leurs manifestations pychologiques, physiologiques et comportementa¬ les. L'analyse du « discours ému » sera fondée sur trois notions linguistiques : cel¬ les de lieu psychologique, de terme d'émotion ou de sentiment, et enfin celle d'énoncé d'émotion. Nous parlerons indifféremment de sentiments ou d'émo¬ tions, le dérivé émotionnel étant d'emploi plus général que le dérivé sentimental. Un lieu psychologique est un substantif marqué [+ Humain], que ce trait lui soit inhérent ou qu'il lui soit attribué figurément. On définit les termes d'émotions, en partant des noms d'émotion, qui entrent dans des contextes comme les suivants (Anscombre, 1995 : 41 ; Balibar-Mrabti, 1995 : 88) : un sentiment de + Nom de sentiment Pierre éprouve, ressent de + Art + Nom de sentiment. A cette classe de substantifs, on ajoute l'ensemble des termes composant leur familles dérivationnelles {haine, haïr, haineux). On peut également utiliser la liste de termes constituant le champ de « l'affectivité », qui réunit « les émotions, les sentiments, les états » (Béraud étal., 1988 : 111-113) ; on obtient ainsi plus de deux cents termes, en majorité des adjectifs et des substantifs. Cette approche lexicale, qui privilégie les désignations substantivales, se retrouve également chez les psychologues, qui, à partir de la notion d'« émotion de base », proposent des classes de substantifs d'émotion très comparables (Cosnier, 1994 : 44-45). La mise au premier pian des verbes exprimant des émotions permet de passer à la notion d 'énoncé d'émotion. La grammaire générative s’intéresse aux « verbes de sentiment ou verbes psychologiques » ; ces verbes sont pour la plupart répartis en trois classes selon la position syntaxique du NP hu¬ main (ou assimilé : animaux, dieux, etc) qui est le siège du sentiment exprimé par le verbe : classe I (aimer, mépriser, etc.), classe II (amuser , impressionner, etc.), classe III (plaire , déplaire, etc.). (Ruwet, 1994 : 45) 82 Pour la théorie du lexique-grammaire qui « localise les éléments de sens dans des phrases élémentaires et non pas dans des mots » (3) la description de la formulation des sentiments [consiste] en une grammaire locale, et non pas en un simple lexique des termes de sentiments. En conséquence, on con¬ sidère qu'un lexique de noms de sentiments n'a pas d'autonomie, et donc que les noms doivent être entièrement intégrés aux familles de phrases présentées ici sous forme de grammaire. Ce point de vue a une traduction sémantique claire et quasi tautologique : un sentiment est toujours attaché à la personne qui l'éprouve. On peut formaliser cette association en la notant par un prédicat sémantique : Sent (h) où le sentiment Sent est une fonction d'une variable h, qui correspond à des hu¬ mains. Il existe alors autant de fonctions que de sentiments. (Gross, 1995 : 70) Un énoncé de sentiment est donc défini comme un énoncé prédiquant un terme d'émotion d'un lieu psychologique. 1.2. Désignations directes et indirectes des émotions L'attribution du sentiment au lieu psychologique peut être directe : Luc aime Léa. Le lien entre le nom de sentiment et le lieu psychologique peut s'établir dans des énoncés résultant d'opérations syntaxiques complexes : Luc perçut une étincelle de joie dans le regard de Léa (Gross, 1995 : 77). Dans l'énoncé de sentiment, tel qu'il est défini en grammaire générative ou dans la théorie du lexique grammaire, sentiment et lieu psychologique sont tou¬ jours désignés explicitement. Cette notion peut être étendue aux énoncés utili¬ sant des moyens indirects de désignation des émotions et des sentiments, par exemple, un terme de couleur : Pierre verdit en français, on est vert de peur ou de rage ; donc on peut attribuer l'un ou l'autre de ces sentiments à Pierre. Par convention, les émotions ainsi reconstruites sont no¬ tées entre barres obliques. Si, comme c'est le cas ici, les émotions associées à l'expression sont ambiguës, on note les diverses possibilités comme suit : {Pierre : /peur ou rage/}. Le contexte permettra souvent d'opérer les discriminations nécessaires (4). Balibar-Mrabti s'est intéressée à des construction semi-figées, métaphori¬ ques, où apparaît « un nom abstrait de sentiment, très contraint par le choix lexi- (3) VoirM. GROSS, Méthodes en syntaxe, Paris : Hermann (1975), ainsique le A. GUILLET étal., « Formes syntaxi¬ ques et prédicats sémantiques » , Langages 63, 1 981 . La théorie du lexique-grammaire a entrepris l'étude systé¬ matique des constructions dans lesquelles entrent les 8500 verbes du français. Un de ses postulats est que « les entrées du lexique ne sont pas des mots mais des phrases simples » (M. GROSS, « Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique », in A. GUILLET et al., 1981,7-52; p.48). Entamée sur la phrase simple, l'étude a été étendue aux constructions nominales, adjectivales et adverbiales. (4) Il semble qu'en anglais on puisse être vert de jalousie : « Jealousy shares envy's “green-eyed monster” status » (R.C. Solomon, 1993 : 273). 83 cal du verbe » (1 995 : 89) ; lorsque de tels verbes apparaissent seuls, il uploads/Philosophie/l-x27-argumentation-dans-l-x27-emotion.pdf
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- Publié le Aoû 12, 2022
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