Sign Systems Studies 34.2, 2006 L’épreuve de l’autre Eric Landowski CNRS-FNSP 9

Sign Systems Studies 34.2, 2006 L’épreuve de l’autre Eric Landowski CNRS-FNSP 98 rue de l’Université, 75007 Paris, France e-mail: eric.landowski@sciences-po.fr Abstract. Testing the other. It is nowadays a commonplace of academic discourse on social sciences, especially when it comes to such disciplines as anthropology and semiotics, to oppose the old (and old-fashioned) methods of the “structuralists” to post-modern and post-structural epistemological attitudes. Structuralism, it is said, was based on the idea that it is possible to apprehend the meaning of cultural productions from an exterior and therefore objective standpoint, just by making explicit their immanent principles of organization. Today, on the contrary, a totally distinct approach of cultural productions would stem from the consciousness of a strict interdependence, or even of an identity in nature between subject and object at all levels of the process of knowledge, at least in the area of the humanities. However, such a crude opposition proves insufficient when one observes the effective practices of current research. The example here analysed is the account given by the American anthropologist Paul Rabinow of his first mission abroad: Reflec- tions on Fieldwork in Morocco. The analysis, based on the use of a semiotic modelling of interaction, consists in exploring the variety of positions respec- tively adopted by the anthropologist and his informants according to circums- tances and contexts. Four regimes are in principle distinguishable: program- mation, based on regularity and predictability of the actors’ behaviour, manipulation, based on some kind of contractualization of their relationships, adjustment, based upon reciprocal sensitivity and various strategies permitting to both partners of the interaction to test one another, and a regime of consent to the unexpected or the unforeseeable. The main result of the analysis resides in the possibility of showing that at each of these styles of pragmatic interaction corresponds a specific regime at the cognitive level as well. This leads to stressing the complexity, if not heterogeneity, of the strategies of knowledge involved at various stages of anthropological research, from the collection of data to the cooperative production of new forms of understanding. Taking the risk of generalization, one might also consider the interactional device, which is here tested through the reading of P. Rabinow’s report as a metatheoretical Eric Landowski 318 model describing the various epistemological stances at work and at stake in the practices of research in social sciences at large. 1. En quête de l’objet La sémiotique et l’anthropologie ont au moins ceci de commun, en tout cas dans leurs versions d’inspiration structurale respectives, que d’une part, sur un plan extrêmement général, elles ont en dernière instance l’ambition l’une et l’autre de cerner ce qui fait en même temps l’unité et la diversité des formes de l’entendement et de l’imaginaire humains, et que d’autre part la mise en œuvre de ce projet à long terme passe, pour l’une et l’autre, par le recours à des procédures d’analyse empirique appliquées à des objets ayant le statut, comme on dit en sémiotique, de “manifestations”. Peu importe qu’il s’agisse de textes ou de pratiques (de “mythes” ou de “rites”), d’œuvres ou de produits de l’industrie humaine, de comportements individuels ou d’usages collectifs, de normes ou d’institutions, pourvu qu’il s’agisse de productions signifiantes présentant un caractère suffisamment concret ou articulé pour qu’elles se prêtent à la description. Encore faut-il fixer, parmi l’infinité des manifestations qui s’offrent, celles qu’on tiendra pour pertinentes dans la perspective d’une recherche déterminée. D’où un problème de base, en apparence purement pratique mais dont les implications sont cruciales dans les deux cas : pour la sémiotique, celui de la constitution du corpus, et pour l’anthropologie, celui du recueil des données. C’est lui qui va nous retenir dans ce qui suit. Sur le plan méthodologique et technique, les questions à résoudre se présentent selon des modalités distinctes pour chacune des deux disciplines. Du côté sémiotique, elles ont trait aux conditions du choix et de la délimitation des textes-objets, ou bien, lorsque l’analyse porte non pas sur des textes mais sur des pratiques (comme c’est couram- ment le cas en socio-sémiotique), à la recherche de critères adéquats pour la clôture du champ d’observation. Du côté anthropologique, le problème concerne la définition de la conduite à suivre sur le terrain en vue de la collecte et de l’enregistrement des données. Mais c’est sur un second plan, d’ordre théorique ou même épistémologique, que surgissent les difficultés les plus ardues. On peut les formuler en gros dans les mêmes termes pour les deux disciplines. Elles tiennent au simple fait, aujourd’hui largement reconnu de part et d’autre, que ni les procédures concernant, en sémiotique, la délimitation d’un corpus Testing the other 319 textuel ou la clôture d’un espace d’interaction pris pour objet, ni celles relatives à la constitution des données d’une recherche anthropolo- gique ne constituent jamais des opérations neutres par rapport au tra- vail d’analyse ou d’interprétation “proprement dit”, qui, selon une vue de bon sens, devrait chronologiquement leur faire suite. Certes, pour analyser un corpus ou interpréter des données, il faut bien que les éléments à analyser ou à interpréter aient préalablement été recueillis. Mais comme leur sélection engage par elle-même une manière déter- minée de découper le réel, elle constitue en fait déjà, à elle seule, l’équivalent d’une première analyse et d’une interprétation implicite. Très souvent, le découpage du réel que le chercheur prend ou reprend alors, implicitement, à son compte n’est autre que celui que lui fournit spontanément son informateur. Ainsi, lorsqu’un sémioti- cien entreprend par exemple de développer une sémiotique de la “littérature” et, pour cela, décide d’analyser tel roman considéré com- me un chef d’œuvre de l’art littéraire, que fait-il sinon identifier l’objet “littéraire” à partir des critères de reconnaissance en vigueur dans les milieux de l’enseignement ou de la critique ? En d’autres termes, il sélectionne son corpus en s’en remettant aux autorités informées, et non pas sur la base de critères sémiotiques — et pour cause, puisque par hypothèse, à ce stade, de tels critères n’existent pas encore ! Peut-être n’y a-t-il pas d’autre point de départ possible, mais il va de soi que le travail sémiotique proprement dit ne commencera que du moment où le chercheur tentera de substituer aux critères que lui livre son informateur social une définition de la “littérarité” qui relève de la conceptualisation sémiotique. Tâche de longue haleine, comme on sait ! A moins qu’il ne se propose, plus modestement, de rendre compte de la manière même dont la culture considérée cons- truit la notion d’objet “littéraire” — auquel cas le sémioticien se mon- trerait sans doute plus proche de l’anthropologue que précédemment. Car la construction du savoir anthropologique, elle aussi, ou elle en premier lieu, s’effectue moyennant une relation dialectique complexe qui, tout en partant des catégories à l’aide desquelles l’informateur — lui de nouveau — décrit sa propre culture, vise à les dépasser en vue d’en rendre compte sur un plan théorique plus général. Il est vrai qu’ici nous jouons un peu sur le sens du mot “infor- mateur”, mais on va le voir, ce jeu n’est pas gratuit. Dans la perspec- tive sémiotique, il est convenu de désigner indifféremment par ce terme toute instance susceptible d’être constituée en source de savoir à Eric Landowski 320 l’initiative d’un observateur quelconque ; dans ces conditions, même les choses inanimées — un paysage, la topographie d’une ville par exemple — ont vocation à tenir lieu “d’informateurs”. Par leur simple apparaître, elles disent en effet quelque chose d’elles-mêmes dès que quelqu’un porte sur elles son regard. De la même façon, comme nous le savons d’expérience, notre visage joue à lui seul, indépendamment de nos intentions et souvent même à notre corps défendant, le rôle d’un informateur pour autrui dans la mesure où, que nous le veuillons ou non, chacun, de l’extérieur, peut y lire (en interprétant juste ou en se trompant, c’est une autre question) l’expression de nos états d’âme supposés. En revanche, en anthropologie — conformément à l’usage lexical courant —, le terme d’informateur ne s’emploie en général que pour désigner un type d’acteurs plus restreint, à savoir une classe de sujets dotés à la fois de compétence cognitive et d’intentions, et dont, en raison de leur statut et de leur position, d’autres sujets, à la fois cognitifs et intentionnels eux aussi, simples curieux ou enquêteurs professionnels, peuvent, dans certaines conditions, espérer la commu- nication d’une partie du “savoir” qu’ils sont censés détenir. C’est dans la tension qui joue entre ces deux acceptions de la notion d’informateur que se noue à notre sens le problème même de la construction de l’objet dans les deux disciplines considérées. On a là en effet l’esquisse de deux régimes épistémiques qui, bien que très différents et même opposés, imprègnent à divers degrés, l’un et l’autre, les pratiques de recherche de l’une et de l’autre. Les deux disciplines, on le sait, ne cessent effectivement de balancer entre une vision objectivante et une conception intersubjective de la construc- tion du savoir. Dans le cadre classique d’une anthropologie ou d’une sémiotique à dominante structurale, le regard du uploads/Philosophie/ landowski-l-x27-epreuve-de-l-x27-autre.pdf

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