Argumentation et Analyse du Discours 23 | 2019 Le dispositif victimaire et sa d

Argumentation et Analyse du Discours 23 | 2019 Le dispositif victimaire et sa disqualification Radicalisation djihadiste et discours victimaire sur les réseaux sociaux : de la victime au bourreau Jihadist Radicalization and Victim-Discourse on social Media: From Victim to Executioner Laurène Renaut Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/aad/3870 DOI : 10.4000/aad.3870 ISSN : 1565-8961 Éditeur Université de Tel-Aviv Référence électronique Laurène Renaut, « Radicalisation djihadiste et discours victimaire sur les réseaux sociaux : de la victime au bourreau », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 23 | 2019, mis en ligne le 17 octobre 2019, consulté le 03 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/aad/3870 ; DOI : 10.4000/aad.3870 Ce document a été généré automatiquement le 3 décembre 2019. Argumentation & analyse du discours est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Radicalisation djihadiste et discours victimaire sur les réseaux sociaux : de la victime au bourreau Jihadist Radicalization and Victim-Discourse on social Media: From Victim to Executioner Laurène Renaut Introduction 1 Mars 2004 à Madrid, juillet 2005 à Londres, novembre 2015 à Paris... Les dix-huit dernières années ont été marquées par une succession d’attaques terroristes en Europe. Face à la violence et à la complexité de la radicalisation djihadiste, les études sur ce sujet se multiplient. A cet égard, si plusieurs financements ont favorisé l’émergence d’une réflexion interdisciplinaire, la recherche s’est focalisée jusqu’à présent sur l’étude du contexte psycho-sociologique dans lequel se développe ce phénomène (Khosrokhavar 2014, Benslama 2016) ainsi que sur les stratégies adoptées par Daesh pour recruter ses sympathisants (Rogan 2006). Or, comme montré par Ascone (2018), nombreux sont les éléments qui soulignent l’importance du langage dans la radicalisation, le discours étant le vecteur de toute idéologie (Althusser 1970, Pêcheux, 1975, Reboul, 1980). Autrement dit, pour comprendre les ressorts de l'idéologie djihadiste, c’est à dire les aspirations et les mécanismes de passage à l’acte sur lesquels elle repose, il semble essentiel d'examiner comment cette idéologie est mise en discours par ses sympathisants. C’est précisément dans ce contexte, où le rôle du langage semble déterminant, que se développe cette étude. Elle se propose plus exactement d’interroger, d’un point de vue discursif, la construction du dispositif victimaire djihadiste et de montrer comment celui-ci est mis au service d’une justification de l’action violente. En effet, si nous avons choisi de nous pencher sur la posture de victime dans le cadre du djihadisme, c’est bien parce que la victimisation Radicalisation djihadiste et discours victimaire sur les réseaux sociaux : de... Argumentation et Analyse du Discours, 23 | 2019 1 occupe une place prépondérante tant dans la propagande de Daesh qu’à toutes les étapes du processus de radicalisation1. 2 Compte tenu de la diversité des corpus mobilisables pour une telle problématique, nous avons choisi de centrer notre propos sur le discours numérique de profils caractérisés comme radicalisés. La première partie de l’article explicite la démarche adoptée, l’adossement théorique ainsi que méthodologique, et propose une caractérisation thématique du corpus à partir de la notion de grief. Dans une seconde partie, nous analysons les ressorts sémio-discursifs sur lesquels repose la construction d’une identité victimaire, autrement dit d’un ethos de victime, dans la djihadosphère. Enfin, nous montrons dans quelle mesure le discours de victimisation djihadiste est mis au service d’une justification de la violence par la construction d’un ethos de justicier. 1. Construction discursive de la victime : pertinence et méthode de saisie de la victimisation 3 L’approche sémio-discursive que nous proposons s’appuie sur le relevé de marques linguistiques et sémiotiques, mais se heurte à un paradoxe apparent. En effet, qui dit victimisation, dit victime, et plus précisément sentiment d’être victime. Or le terme « victime » n’apparaît pas dans notre corpus2, et la question qui se pose alors est de comprendre les processus de sémiotisation du statut de victime sans passer par le recours au terme explicite. 1.1. « L’idéal islamique blessé » comme voie de victimisation 4 En effet, l’état victimaire dont il est question dans cette recherche n’est pas le produit d’un constat ou d’un fait objectivement démontrable. Ici, « être une victime devient la modalité expressive d’un traumatisme subjectivement ressenti » (Messu 2018 : 94) ; autrement dit, le vocable « victime » relève avant tout du sentiment subjectif, d’où la désignation dans ce cas particulier de « victime subjective » ou « victime identitaire », entendue au sens d’une « personne éprouvant un sentiment victimaire lié à un ordre social injuste et se réclamant d’une identité de victime » (ibid.). Or, dans les cas de victimisation auxquels nous nous intéressons, le terme « victime » est absent des productions analysées. La saisie de la victimisation dans le corpus doit donc se faire non pas à partir du repérage d’un mot-pivot (« victime »), ni à partir de la description des profils comme victimes, mais à partir de la caractérisation d’une interprétation de victime sans l’usage du terme lui-même. 5 Si l’étude des causes ou facteurs favorisant ce ressenti ne sera pas l’objet de notre analyse, quelques hypothèses tant d’un point de vue historique que psychologique ont été récemment soulevées sur le sujet. En effet, comme le note Keane (2015), le terrorisme djihadiste a pour caractéristique de présenter la communauté musulmane comme victime de l’Occident. Né de facteurs politiques, sociaux, économiques et religieux, il se développe suite à trois évènements consécutifs qui vont dans ce sens : l’invasion soviétique de l’Afghanistan à la fin des années 70, l’exécution de Saddam Hussein en 2006, et l’émergence en 2011 d’une guerre civile en Syrie3. Dans cette perspective, ses recrues sont incitées à prendre les armes pour reconquérir leur liberté. Radicalisation djihadiste et discours victimaire sur les réseaux sociaux : de... Argumentation et Analyse du Discours, 23 | 2019 2 6 Ces éléments rejoignent ainsi une forme d’idéologie de l’« idéal islamique blessé » mise en lumière par Benslama (2016) et sur laquelle reposerait le discours djihadiste. Cette blessure serait liée à la rencontre entre le monde de l’islam et la modernité occidentale, laquelle sépare le politique du religieux, éloignant l’individu de Dieu et de la communauté. Fethi Benslama pointe le caractère scientifique et militaire des expéditions menées dans les pays de civilisation musulmane à la fin du 18e siècle et placées sous le signe d’une domination suscitant aussi bien fascination qu’humiliation. La fin du califat ottoman en 1924 achève ensuite cette séparation du religieux et du politique avec l’instauration du premier État laïque en Turquie, vécue comme une catastrophe, et suivie de l’émergence du mouvement des Frères musulmans en 1928. Le discours islamiste va ainsi s’appuyer sur la paupérisation des pays de confession musulmane et sur une dénonciation des promesses de progrès liées à la modernité occidentale. Restent dès lors la solution religieuse et l’adoption de la figure du « surmusulman », définie comme « la manière d’être qui surgit à la croisée d’un parcours personnel où la souffrance et/ ou le manque de reconnaissance prédominent, et d’un discours de l’idéal islamique blessé » (Lahrache 2016 : 12). Il s’agirait dès lors pour le « surmusulman » de « prendre sur soi la réparation de l’affront fait à l’islam […] et qui se perpétuerait de génération en génération » (ibid.). 7 C’est dans ce contexte que nous nous proposons d’étudier les modalités d’expression de cet « idéal islamique blessé », autrement dit les tentatives en discours de s’ajuster aux attendus de la figure générique de victime, et cela à travers les données publiques de vingt profils radicalisés sur Facebook (dix hommes et dix femmes) ; donc via un corpus numérique anonymisé pour des raisons de sécurité comme de confidentialité. Précisons qu’une grille de critères a été préétablie dans le cadre de cette recherche afin de définir les éléments caractéristiques attestant d’une forme de radicalisation sur ce réseau social : Contenus investis (catégories/ thèmes) Symbolique Mots-clés récurrents Critères déterminants Apologie explicite ou implicite du terrorisme djihadiste Hommage aux martyrs Partage de supports de propagande diffusés par Al-Hayat Media Center4 Soutien des actions militaires de Daesh Drapeau d’une organisation terroriste Photos de combattants Extrait d’anasheed5 djihadiste suivi d’une note de musique Slogan de l’EI : « Keep calm and say Baraqiya » 8 Cette grille a été établie lors d’un travail de parcours et de recension susceptibles d’être caractérisés comme radicalisés, en faisant attention à cerner précisément cette catégorie en comparaison à d’autres catégories parfois proches sur certains aspects (comme certains comptes salafistes). Ces profils ont pour dénominateur commun de présenter des discours d’anonymes en voie de radicalisation, c’est à dire des profils se distinguant par leur adhésion explicite ou implicite à l’idéologie djihadiste, et cela à des stades différents d’engagement (du sympathisant de Daesh, à des veuves de combattants sur zones, jusqu’à un terroriste présumé incarcéré à Fresnes). Précisons Radicalisation djihadiste et discours victimaire sur les réseaux sociaux : de... Argumentation et Analyse du Discours, 23 | 2019 3 qu’aucun de ces profils ne constitue un compte de propagande officielle pour Daesh même si certains d’entre eux en deviennent des relais uploads/Philosophie/ aad-3870.pdf

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