LE LIEU ET LE LIEN Jacques-Alain Miller Vingt-et-unième séance du Cours (mercre

LE LIEU ET LE LIEN Jacques-Alain Miller Vingt-et-unième séance du Cours (mercredi 13 juin 2001) XXI Je m'étonne d'avoir surpris. Je m'étonne de vous avoir surpris la dernière fois en vous disant ce que je vous ai dit, et en particulier en disant de l'inconscient freudien qu'il était pour Lacan une élucubration de savoir sur la débilité mentale. Cette thèse pourrait passer pour acquise depuis le dernier enseignement de Lacan Non pas qu'elle y soit explicitement formulée, mais elle s'inscrit de tout ce qu'il énonce. Si je prends au sérieux cet étonnement, le mien, cette surprise, la vôtre, il faut que je croie qu'il y a dans l'enseignement de Lacan toute une part qui ne s'inscrit qu'à la condition que je le redise. Cela est un fait. Et après tout, il est peut-être étonnant que je m'en étonne encore alors que, tout au long de ce commentaire de Lacan que je poursuis depuis des décennies, j'ai eu l'occasion plus d'une fois de le vérifier, de vérifier que le dit de Lacan, doit être redit, doit être redit d'une certaine façon, sur un certain ton, avec un certain accent dans un certain contexte, dans un certain ordre. Que ce dit de Lacan doit être redit pour franchir le mur du langage, pour être pris au sérieux, si on veut, et pour atteindre sa cible, c'est-à-dire -peut-on aller jusque-là ? -pour réveiller ceux à qui il s'adresse, vous, en tant que vous avez la charge de la psychanalyse, la charge de la pratiquer, de poursuivre ce qui a commencé avec Freud et à quoi il a donné l'élan initial. Quand je dis vous, je pense à ce vous auquel Lacan s'est adressé par priorité. Certes, ce vous n'est pas physiquement le même Ici, ce n'est pas physiquement le même que celui de Lacan, mais c'est néanmoins le même puisque, par hypothèse, vous venez à la même place que son auditoire, la place des praticiens, la place de ceux qui savent de quoi il retourne dans l'expérience de la psychanalyse, la place de ceux qui s'y connaissent en matière de transfert et d'interprétation, au moins ceux qui sont supposés savoir ce qu'il en retourne. Et la leçon de Lacan est d'abord celle-là, qu'on enseigne, quand il s'agit de la psychanalyse, à ceux qui sont supposés savoir, en tout cas que c'est là un enseignement qui se distingue de ce qui porte ce nom dans d'autres disciplines Si vous parcourez les Écrits de Lacan, et les Autres écrits encore plus, et si vous tenez compte comme il faut de ce qu'a été son activité de Séminaire, vous ne pouvez pas nier que Lacan ne se soit adressé que par exception aux idiots, à ceux qu'il appelait ainsi, à ceux qui n'étaient pas des connaisseurs, des cognoscenti Et quand il l'a fait, donc, de temps à autre quand il fallait, c'était toujours dans le style conférence de l'explorateur, de celui qui vient raconter ce qu'il a vu, ce qui se passe, dans une contrée inconnue. Mais son enseignement était conçu par destination pour les autochtones, les autochtones du pays de la psychanalyse, pour ceux qui savent. Et c'est ainsi que je vous considère, c'est ainsi que je vous nomme, et sans doute est-ce un paradoxe que d'enseigner ceux qui savent Ça veut dire qu'ils sont supposés savoir et en même temps supposés ne pas savoir, ne pas savoir comme il faudrait, c'est-à-dire qu'ils sont supposés se faire des idées. Tout est là. Tout est là parce que comment ne pas se faire des idées? Comment ne pas délirer sur ce qu'on fait? Délirer sur ce qu'on fait est ce qu'il y a de plus commun dans la psychanalyse, et pour des raisons qui tiennent à ce qu'est la psychanalyse A quoi sert d'enseigner, donc, ceux qui savent? -si c'est ça le paradoxe 261 J.-A. MILLER, LE liEU ET LE LIEN -Cours n° 21 13/06/2001 -262 qui est moteur dans l'enseignement de Lacan. Je vous ferai remarquer que Lacan ne dit pas, ne dit jamais" ma théorie ". Il dit" mon enseignement " Et il est bien empêché de dire" ma théorie " parce que, de théories, il en a plusieurs Elles sont même innombrables les théories de Lacan. En veux-tu en voilà. D'ailleurs, c'est un fait qui passe inaperçu tellement nous y sommes faits nous-mêmes, il n'a rien laissé qui ressemble à un traité de psychanalyse. Il a plutôt fait une multitude de petits traités, dont aucun ne recouvre l'autre exactement Chacun semble un pas sur un chemin Et c'est pourquoi ce que je redis de Lacan, je l'ai placé sous le titre de L'orientation lacanienne. Le plus simple est donc d'énoncer que s'il ne dit pas" ma théorie ", c'est qu'il en a plusieurs, plusieurs théories de la même pratique Ah! c'est discutable cette formule: plusieurs théories de la même pratique. Et je ne récuse pas la question qui s'ouvre, quand on en vient à cette expression Est-ce que la théorie quand elle varie, quand elle change, quand elle permute, laisse la pratique être la même? Et on peut en effet soutenir qu'à mesure que sa théorie se multiplie, la pratique de la psychanalyse par Lacan a changé. Mais je laisse ça ouvert, je ne ferme pas Je le laisse ouvert, c'est-à-dire que je ne m'y aventure pas étant donné que de ce qu'a été effectivement sa pratique, ou ses pratiques, nous n'en avons que rumeurs, que des on- dit. On n'a pas besoin de répondre à cette question pour que, déjà, elle nous laisse une béance, une béance que je peux essayer de cerner par les mots suivants que, dans la psychanalyse, la théorie apparaît dénouée de la pratique. C'est d'autant plus valable que de psychanalyste il n'y a pas que Lacan, et que de théories il n'y a pas que les siennes. Donc, puisque la dernière fois je parlais de dénouer, de la façon dont Lacan se dénouait de Freud à la fin de son enseignement, j'en viens la fois d'après, aujourd'hui, à souligner que ce dénouage est d'abord celui de la théorie et de la pratique qu'on voudrait voir cheminer bras dessus, bras dessous. Rien n'est moins sûr quand on constate l'obsolescence accélérée des théories au regard de ce qui se maintient, éventuellement se transforme, de la pratique. Si c'est exact qu'il y a un dénouage de la théorie et de la pratique, nous n'aurions pas de difficultés à le fonder en théorie, à le fonder en faisant appel à l'inadéquation de la pensée à ce dont il s'agit dans l'expérience de la psychanalyse Allons jusque-là, que je trouve pour ma part plutôt revigorant, qu'il y a quelque chose dans la psychanalyse qui se refuserait à être pensé On peut le dire en termes psychanalytiques, et même une fois qu'on le dit comme ça, il n'est pas si facile d'y faire objection dans la psychanalyse On peut le dire comme. ça, que la théorie, les théories sont elles-mêmes marquées de refoulement, que, dans la psychanalyse, le plus clair de ce qui se transmet porte le stigmate d'un " Je ne veux pas y penser " Ça nous expliquerait la difficulté qu'on y rencontre, l'insatisfaction où nous laissent nos constructions, et donnerait à l'énoncé théorique en psychanalyse, quand il est au niveau, quand il a une valeur, une valeur psychanalytique, le statut d'être équivalent à une levée du refoulement Et quand Freud progresse, parfois dans les petits textes qu'il accumule, comme dans les ouvrages plus amples qu'il organise, on a bien le sentiment que c'est de ça qu'il s'agit pour lui, d'une levée de refoulement, qu'il gagne sur ce dont il ne veut rien savoir Et c'est pourquoi le mot de théorie n'est pas ici adéquat, précisément parce que c'est un mot qui implique une adéquation, une convenance, une harmonie de la pensée avec son objet Et la levée de refoulement, la progression par levée de refoulement, dans l'enseignement de la psychanalyse, est déjà sensible chez Freud dans ce qui, chez lui, déjà, se présente comme un mouvement continu d'élaboration. J.-A. MILLER, LE LIEU ET LE LIEN. Cours n° 21 13/06/2001 -263 Lui-même a marqué que ça pouvait le conduire à substituer une théorie à une autre. La discontinuité est assez marquée chez Freud lui-même de la première à la seconde topique. Et c'est de ça que Lacan a tiré la leçon, pas seulement dans son dernier enseignement dynamiteur, c'est ce dont il a tiré la leçon d'emblée en abandonnant le point de vue de la théorie pour celui de l'enseignement. L'enseignement, dans la psychanalyse, c'est une modalité de la parole qui répond, qui répercute la parole analysante. Ce que Lacan appelait son enseignement, c'est ce qu'il disait à son Séminaire, c'est ça qu'il appelle à proprement parler son enseignement Ses Écrits, il les traite comme c'est son expression -"des parties caduques " de son enseignement, c'est-à-dire des morceaux qui pour lui sont tombés de son enseignement C'est le sens propre de caduc. Ce mot est évidemment connoté de l'obsolescence. Ça laisse uploads/Philosophie/ le-lieu-et-le-lien-jacques-alain-miller.pdf

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