François Laplantine Alexis Nouss Le métissage Un exposé pour comprendre Un essa

François Laplantine Alexis Nouss Le métissage Un exposé pour comprendre Un essai pour réfléchir © Téraèdre Avant-propos Dans métissage, il y a, en toute fantaisie étymologique – mais le métissage est joyeux lorsqu’il est valorisé –, tissage, le travail du temps et du multiple. Si le terme, qui vient du latin mixtus signifiant « mélangé », apparaît pour la première fois en espagnol et en portugais dans le contexte de la colonisation (ainsi que les mots « mulâtre », « créole », « sang mêlé »), la notion se forme dans le champ de la biolo­ gie pour désigner les croisements génétiques et la pro­ duction de phénotypes, c’est- à-dire de phénomènes physiques et chromatiques (couleur de peau) qui serviront de supports à la stigmatisation et à l’exclusion. La première question posée par le métissage est celle du déplacement et de l’extension de cette notion même à l’exté­ rieur de la discipline (la biologie) au sein de laquelle elle s’est constituée. Si elle semble être acceptée par la linguistique (les langues créoles) et l’étude des religions, elle fait une entrée beaucoup plus timide dans le champ anthropologique (les croisements culturels), paraît hésiter dans celui de l’art (pour désigner, par exemple, le baroque) et devient problématique et, pour ­ certains même, inacceptable dans le domaine de la science et de l’épistémologie. L’ambition de ce petit livre est de contribuer à transformer cette notion en concept, voire en para­ digme, et de montrer non seulement sa légitimité, mais sa pertinence dans des champs extrêmement diversifiés. Le métissage n’est jamais seulement biologique. Il n’existe que par rapport aux discours tenus sur cette notion même – qui oscillent entre le rejet pur et simple et la revendication – et face aux valeurs hégémoniques domi­ nantes d’identité, de stabilité et d’antériorité. Le métissage mal compris impliquerait l’existence de deux individus originelle­ ment « purs » ou plus géné­ ralement d’un état initial – racial, so­ cial, culturel, lin­ guistique –, d’un ensemble homogène, qui à un cer­ tain moment aurait rencontré un autre ensemble, donnant ainsi naissance à un phénomène « impur » ou « hétérogène ». Or, le métissage contredit précisément la polarité ­ homogène/ hétérogène. Il s’offre comme une troisième voie entre la ­ fusion totalisante de l’homogène et la fragmentation différentialiste de l’hétérogène. Le métissage est une composition dont les composantes gardent leur intégrité. C’est dire toute sa perti­ nence politique dans les débats de société actuels (­ racisme, intégration, nationalité, etc.). Si le métissage a toujours existé sur fond d’anti­ métissage (comme le voyage et la découverte du mul­ tiple sur fond de ­ sédentarité et d’évaluation à partir du même), c’est-à-dire d’une pensée qui privilégie l’ordre et l’origine, nous nous attacherons à montrer que les catégories de mixité, de ­ mélange et d’as­ semblage sont non seulement insuffisantes, mais ­ inadéquates pour en rendre compte, car elles supposent encore l’exis­ tence d’éléments ontologiquement et historiquement premiers qui se seraient accessoirement rencontrés pour produire du ­ dérivé. Ce qu’il y a de plus opposé au métissage, ce n’est pas seule­ ment le simple (en fait la simplification), le séparé (en fait la sé­ paration), le clair et le distinct (la clarification et la distinction), la pureté (la purifica­ tion) de la langue, du terroir, de la mé­ moire, c’est aussi la totalité ou plus précisément la totalisation* qui introduit du compact, de l’essence et de l’essentiel dans la pensée. Ce qui est en question ici, c’est une certaine concep­ tion de l’universalisme fait de standar­ disation, de nivellement et d’uniformité conduisant à une banalisation de l’existence. C’est aussi ce que l’on appelle le syncrétisme. Par exemple une sur­ abondance de divinités entassées. On en rajoute tou­ jours plus jusqu’à ce que l’on attrape une overdose. Le kitsch, le pat­ chwork, le melting pot, le New Age, la cuisine standard sont le contraire même du métissage. Ce dernier suppose non pas du plein et du trop plein, mais aussi du vide, non pas seulement des attractions, mais des répulsions, non pas exclusivement des conjonctions, mais des disjonctions et de l’alternance. Le métis­ sage n’est pas la fusion, la cohésion, l’osmose, mais la confron­ tation, le dialogue. Quand le syncrétisme procède à l’abolition des différences par addition, adjonction et greffe, et non pas par soustraction et ablation comme le purisme, c’est la même violence de la réduction à l’unité qui est à l’œuvre, le même processus d’inté­ gration dans un tout homogène et indifférencié. Le multiple se trouve vaincu, car absorbé dans l’un. Si aucun ouvrage sur le métissage en tant que tel n’existe à notre connaissance, c’est sans doute parce qu’il est un phéno­ mène éminemment diversifié et tou­ jours en perpétuelle évo­ lution. Échappant à toute sta­ bilisation, n’arrivant jamais à la finition, il décourage toute tentative de définition. La grande et seule règle du métissage consiste en l’absence de règles. Aucune anticipation, aucune prévisibilité ne sont possibles. Chaque métissage est unique, particulier et trace son propre devenir. Ce qui sortira de la rencontre demeure incon­ nu. Raison pour laquelle il convient, en premier lieu, de pro­ poser pour comprendre, sans chercher à dresser de ­ typolo­ gies. On ne saurait enfin s’étonner que cet ouvrage-ci fût signé à deux mains. Et n’oublions pas – en toute logique métisse – qu’un livre est autant fait par son lecteur que par l’auteur. chapitre 1 Les exemples premiers Le creuset méditerranéen L’histoire de la Méditerranée, ce creuset culturel qui allait donner naissance à l’Europe, c’est l’histoire de plusieurs millénaires de migrations, sous forme d’in­ vasions, de conquêtes, d’affrontements, de persécu­ tions, de massacres, de pillages et de déportations, mais aussi d’échanges, de confrontations, de transfor­ mations des peuples les uns par les autres, jusque dans ces conflits. Cette « mer entourée de terre », cette mare magnum, comme l’appelaient les Romains, ce al-bahr al-muta­ wassit (littéralement « la surface d’eau qui se trouve au milieu »), comme la désignaient les Arabes, qui pen­ dant longtemps fi­ gure au centre de toutes les cartes du monde, a un caractère résolument attractif. Y affluent des peuples venus de la forêt, de la steppe et du désert qui vont être confrontés à des domi­ nations successives à partir de la constitution d’empires. C’est sur l’un de ces derniers que nous allons fixer notre attention : celui d’Alexandre le Grand qui, de l’avis de Voltaire, changea le visage de l’Asie, de la Grèce et de l’Égypte et donna au monde une orientation nouvelle». [...] Certes, ces accouplements forcés n’eurent pas les résultats escomptés. Nombre de ces hommes et de ces femmes, après la mort d’Alexandre, se séparèrent. Le rêve d’une société ­ universaliste mené à partir d’un modèle étatique ne s’est pas réalisé. Malheureusement, d’autres exemples suivront dans l’histoire. Si la notion de métissage n’est pas explicitement for­ mulée à cette époque, on trouve néanmoins dans l’Antiquité méditerranéenne, en dehors du projet politique et culturel d’Alexandre que nous venons de rappeler, des élé­ ments qui vont permettre l’élaboration d’une pensée métisse. Citons notamment les stoïciens, qui préconi­ sent des valeurs d’indivi­ dualité et de rationalité, plus importantes à leurs yeux que les intérêts régionaux et en particulier l’appartenance à la seule cité (polis) dont on est originaire. Dans leur conception de la société, pour laquelle la polis doit devenir une cosmopolis et les frontières dépassées, la notion d’étranger est alors superflue. Il est vrai que la réalité de l’histoire méditerra­ néenne ne s’est pas construite selon cet idéal, mais beaucoup plus à partir de logiques de conquêtes (arabe, turque, romaine, chrétienne). [...] Le métissage suppose la mobilité, le voyage, et, à cet égard, le héros méditerranéen le plus célèbre est Ulysse, construction archétypale grecque, mais aussi universelle, de tous les voya­ geurs ; alors que l’antimétissage procède de la sédentarité ou plus exactement de la sédentarisation et de la ­ stabilisation. On peut cepen­ dant se demander si la figure ­ biblique d’Abraham n’est pas encore plus représentative dans la mesure où celui-ci ne revient pas à son lieu de départ. [...] L’invention des Amériques latines Dans la reconstitution de la genèse des États-Unis d’Amé­ rique, l’océan Atlantique est souvent comparé à la mer Rouge qui laisse passer le peuple élu avant de se refermer. Or, c’est rigoureusement l’inverse qui s’est produit au Sud. Les socié­ tés d’Amérique latine, loin d’être animées par une logique de rupture et de pureté hostile au mélange, se constituent comme des prolon­ gements de l’Ancien Monde et vont créer des ­ sociétés de transition, ce que l’on pourrait appeler des ­ espaces ­ intermédiaires entre les Indiens, les Noirs et les Euro­ péens. Commençant à s’installer au plus près des tropiques, les conquistadors vont s’adapter à l’écologie tropicale. De plus et surtout, n’arrivant pas en famille, mais en hommes céliba­ taires, ils vont avoir des rela­ tions avec les indigènes, puis avec les Africaines. Certes, une politique de ségrégation entre les Espagnols et les Indiens sera inscrite dans la loi, mais elle ne sera jamais res­ pectée. En prenant pour maî­ uploads/Philosophie/ le-metissage.pdf

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