61 Si j’étais médiologue… Lewis Hine Icare, construction de l’Empire State Buil

61 Si j’étais médiologue… Lewis Hine Icare, construction de l’Empire State Building, 1931. DR. DANIEL BOUGNOUX Quelle rage ont-ils donc tous, sociologues, sémiologues ou psychanalystes, à vouloir mettre la science dans leur camp? Il suffit de lire les publications courantes, ou d’assister à des soutenances de thèse, pour comprendre à quel point les sciences sociales demeurent féodales, bardées de citations qui sont autant d’allégeances au suzerain et d’arguments d’autorité. Chacun s’efforce en ces matières de faire la grosse voix plutôt que de débattre, ou de démontrer. À cet égard, la psychana- lyse grossit jusqu’à l’exagération une situation générale; propose-t-elle mieux à ses fidèles, dans la plupart des cas (le cas Dora, le cas Aimée, le cas Freud…), que d’habiles opérations de communication? La discipline qui prendrait pour objet ces sortilèges de la fantasmagorie col- lective serait donc bienvenue – ou maudite : elle serait, dans le champ des sciences sociales, la science par excellence en nous montrant à quoi les autres marchent, à quels miroirs elles nous prennent. Si j’étais médiologue, je n’annoncerais pas à coups de clairon la naissance d’une nouvelle science. La «coupure épistémologique», les méthodologies et les mesures quantitatives ne seraient d’ailleurs pas mon premier souci. Simplement, je m’efforcerais de comprendre un peu mieux la bizarre logique des médias. Les médias (il va falloir s’expliquer avec ce mot mille-pattes) relient les hommes entre eux à travers l’espace et le temps. Debray a pro- posé d’appeler plutôt communication la mise en relation qui franchit les dis- tances, et transmission le voyage du message à travers le temps. Admettons, et reprenons mot à mot. Relient : cette relation prime sur tous nos contenus de connaissance, elle gouverne le sens des messages comme elle conditionne l’existence de cha- cun; vivre c’est être relié, et l’intelligence elle-même est d’abord une acti- vité de liaison, ou de connexion. Les hommes entre eux : dès qu’il s’agit de relations pragmatiques (de su- jets à sujets) et non simplement techniques (du sujet aux objets), plus rien n’est linéairement programmable car le sujet est opaque au sujet, ou diffi- cilement prévisible. On n’agit pas sur les représentations de quelqu’un comme on tape sur un ballon, ou sur un clavier d’ordinateur; l’autre ne se laisse pas étudier sans m’étudier en retour, nous copilotons la relation sans pouvoir, ni l’un ni l’autre, la dominer exclusivement. D’où une première limite, de taille, à d’improbables «sciences de la com- munication» (dont l’étude des médias constituerait le noyau dur) : si com- munication désigne l’action ou le comportement d’un sujet agissant sur les représentations d’autres sujets par le détour des signes, il est clair que cette entreprise peut toujours échouer. On programme une chaîne technique, mais non pas ses amours, ni ses conversations. Un «plan média» dépend pour réus- sir de la bonne volonté des récepteurs, la publication d’un sondage en pé- riode électorale peut porter malheur au candidat favori, et les campagnes de prévention suscitent de bizarres réticences, voire des effets pervers… En bref, l’interaction (médiatisée ou non) entre sujets demeure aléatoire, la relation n’est pas une chose facilement manipulable, et la règle générale en matière de média demeure, au mieux, de bricoler. En l’état actuel de la réflexion, une médiologie participe donc du même bricolage, comme la sociologie des mé- dias depuis 1945. Pour personne, les médias ne semblent bons à penser. 62 Ces phénomènes de diffusion et de transmission, qu’on résume par «la communication», tressent ensemble des relations pragmatiques de confiance ou d’autorité, médiatisées par des outils, mais appuyées aussi sur des par- tis, des écoles ou des associations, faute desquels l’esprit planerait sur les eaux au lieu de s’incarner durablement dans des corps et d’avoir des effets bien tangibles (car certaines doctrines, en se diffusant, ont changé le cours de l’histoire). Pour que ceux-ci réussissent, il a fallu aligner et faire coopé- rer quantité de facteurs; parmi les multiples ingrédients d’une communi- cation efficace, on trouve du psychologique, du pragmatique, de l’institu- tionnel et (last but not least) du technique… Voisinages (philo, psycho, sémio, socio…) Si j’étais médiologue, j’aurais donc beaucoup d’interlocuteurs ou de voisins. Comment ceux-ci se débrouillent-ils avec les épineuses questions de la dif- fusion, de l’influence ou des médias? Le philosophe classique se réclamait d’une raison universelle ou d’une «lumière naturelle», qui suggère le mo- dèle d’une propagation gratuite à travers l’éther transparent. Consentirait- il, en écartant ce commode soleil, à réfléchir aux conditions pratiques et tech- niques d’acheminement des messages? «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée» – sans doute, puisque la raison se définit comme notre bien commun, et la folie au contraire comme ce qui sépare et enferme. Mais comment s’effectue historiquement, socialement, techniquement ce «par- tage»? Le philosophe croirait rabaisser le débat et freiner l’envol de sa pen- sée en rattachant celle-ci à ses bases pratiques, matérielles. Deux exemples : le logos, pour se déployer, a-t-il besoin de l’écriture, ou celle-ci n’est-elle que le tombeau de la pensée vive? Dans le Phèdre, Platon dramatise la question en mettant en scène le dialogue égyptien de Thamous et de Thot, mais il es- camote au fond la réponse. De même nous ne saurons pas, au terme du Cratyle, si l’on peut aller «aux choses mêmes» sans le secours des mots, et la philo- sophie ne prendra qu’assez tard ce tournant linguistique. Cet oubli des facteurs ou conditions techniques court à travers l’histoire de la philosophie, qu’on pourrait assez bien qualifier par sa suffisance : obnubilé par l’idéal, ou par l’autonomie de la raison en son noyau logico- mathématique, ou par l’efficacité du symbolique, ou par les droits impres- criptibles de l’esprit, le philosophe répugne à descendre jusqu’à l’étude de la complexe machine sans laquelle ses idées les plus chères n’auraient Si j’étais médiologue… 63 aucune chance de germer et de se reproduire. «En France, on n’a pas de pé- trole mais on a des idées», proclamait dans les années soixante-dix une cam- pagne d’affiche consécutive au choc pétrolier. Flatteur pour le chauvinisme national, mais typiquement idéaliste, ce slogan oubliait que nos débats, nos universités, nos centres de recherche ou nos publications survivraient diffi- cilement à une pénurie sévère de matières premières. Un dialogue entre phi- losophe et médiologue conduit à opposer au discours du premier sur les fins celui, moins exaltant, des moyens (des médias). La rencontre du médiologue et du psychanalyste paraîtra encore plus im- probable : en quoi les facteurs techniques peuvent-ils intéresser l’inconscient ou la vie imaginaire de l’individu? La cure instaure un tête-à-tête entre deux sujets, ou du sujet avec lui-même, sans l’interposition d’aucun média. Imagine-t-on de faire son analyse par téléphone, télévision ou vidéo-confé- rence interposés? La «question de la technique» pourtant, ici non plus, ne se laisse pas évacuer si l’on songe que nos médias acheminent jusqu’à notre sphère domestique des informations mais aussi, et avant tout peut-être, des affects, du rêve, de l’imaginaire, des relations et des identités collectives qui ne peuvent être sans effet sur l’intimité de chacun. Partout où un média in- tervient, le partage se brouille entre l’individu et le collectif, qui lui imprime ses raisons et ses folies particulières. Une psychanalyse moins individualiste ou plus «sociale» pourrait donc s’intéresser à l’efficacité médiatique, comme elle s’est ouverte autour de Lacan à l’efficacité linguistique et symbolique. Elle s’aviserait que nos objets techniques sont aussi des miroirs qui peuvent se remplir d’imaginaire. C’est le cas par excellence des écrans (de télévision ou d’ordinateur), sur lesquels l’usager recueille un «second self» (Sherry Turkle), une doublure de lui-même; mais la plupart de ces médias que nous enfilons littéralement sur notre corps – l’automobile, les dispositifs de connaissance ou les enceintes de la presse écrite ou audiovisuelle – nous ser- vent aussi d’écrans, de protection ou de projection, pour filtrer et tenir à bonne distance la réalité extérieure. Ces médias, et particulièrement l’ordinateur ou la télévision, sont-ils quelque chose que nous avons ou, dorénavant, que nous sommes? Partout où se tisse le bizarre enchevêtrement du corps-esprit et de ses prothèses, l’espace ou le jeu du média interpose entre notre conscience et le monde extérieur une zone tampon, qu’on nommera avec Winnicott espace potentiel ou transitionnel, qui n’est ni dehors ni dedans, ni du sujet ni des objets, et qui par cette neu- tralisation des oppositions nourrit les relations de confiance, et l’exercice des jeux et des apprentissages. On a trop intellectualisé les médias en les consi- 64 dérant en priorité comme des vecteurs d’information, soumis dans cette me- sure aux alternatives du vrai et du faux, alors qu’ils fonctionnent largement en deçà; en enveloppant leurs récepteurs dans une zone d’indistinction que le psychanalyste qualifiera de primaire, ils nous apportent relation et relaxation, confort et confiance ou, comme dit McLuhan, massage précédant tout mes- sage. Mais nous ne voyons pas vraiment ces enceintes comme des objets; parce qu’ils exigent pour fonctionner une part énorme de nous-mêmes, les médias ne se laissent pas saisir à bonne distance ou face à face. Dans nos usages quotidiens, nous passons avec eux du regard de surplomb à uploads/Philosophie/bougnoux-mediologie-et-medias.pdf

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