Eléments pour une généalogie du concept de solidarité Bruno Karsenti Dans Les m

Eléments pour une généalogie du concept de solidarité Bruno Karsenti Dans Les métamorphoses de la question sociale, Robert Castel éclaire d’un jour nouveau les conditions d’apparition du concept de solidarité, pièce centrale du dispositif suivant lequel les phénomènes sociaux et politiques sont appréhendés depuis la fin du siècle dernier. Synthèse paradoxale du contrat et du statut où réside l’acte de fondation de l’État social, la solidarité est affectée d’une fonction primordiale qui est à la fois de structuration des discours et de régulation des pratiques étatiques. Au coeur de cette analyse, une difficulté interne à l’ouvrage apparaît pourtant. Le concept de solidarité est présent à deux niveaux du discours qu’il ne va pas de soi de faire tenir ensemble : à un niveau descriptif ou historique, comme figure de la socialité forgée par l’État social pour fonder aussi bien son concept que sa pratique de gouvernementalité ; à un niveau prescriptif, ou sociologique, comme horizon dans lequel se déploie la recherche des conditions actuelles de la cohésion sociale. Sans doute Castel parle-t-il plus volontiers, sur ce dernier plan, de cohésion que de solidarité. Il reste que l’on peut à bon droit se demander ce qui subsiste de la problématique de la solidarité dans la recherche de cohésion à laquelle aboutit la dernière métamorphose de la question sociale. Et si quelque chose subsiste, quel statut exact doit-on conférer en retour à l’examen critique de la construction de la solidarité aux sources de l’État social ? C’est cet examen que l’on voudrait ici reprendre, en s’appuyant sur les termes de l’» odyssée du salariat » tels qu’ils sont posés par Castel. La forme-contrat promue par la modernité libérale fait à cet égard figure de levier fondamental. C’est elle qui affranchit le travailleur des structures tutélaires et corporatistes, l’individu comme travailleur, c’est-à-dire précisément comme celui qui, en tant qu’individu, et donc indépendamment de son appartenance à un collectif donné, dispose librement de son travail et peut le négocier dans un échange contractuel. L’individuation contractuelle a donc une acception précise : elle est essentiellement individuation des volontés, formellement égales, et susceptibles en tant que telles d’un accord qui est le contrat proprement dit. C’est par ce biais, et afin de dépasser les corps de métier et les monopoles commerciaux, que le capitalisme, dans sa version « utopique » tout au moins, a tenté de réaliser la « libération du travail », support nécessaire au libre jeu de la production et du commerce. Si l’on envisage le problème sous l’angle du développement de la forme-contrat, on voit que c’est en fait sur l’abstraction du concept de volonté que se concentre la contradiction ; le paupérisme, forme primordiale de la question sociale, peut alors être interprété, après coup, comme l’échec de l’incarnation sociale de ce concept, ou encore comme la contradiction socialement avérée entre l’égalité formelle que ce concept présuppose et l’inégalité matérielle qu’il rencontre. À partir de là, le libéralisme a dû déployer plusieurs stratégies. Suivant leur rapport au social tel qu’il apparaît ici dans sa vérité brutale, trois voies doivent être distinguées. La première consiste simplement à nier le social en renvoyant la résolution de ses tensions internes – ou simplement leur intégration – au plan économique. Cette ligne est commandée par le modèle malthusien du mal nécessaire, et correspond à ce qu’on peut définir comme un individualisme économique. La seconde voie vise à recréer du social en réactivant sur un mode inédit le rapport tutélaire. Nouvelle tutelle qui vient cependant envelopper le contrat du dehors, sans le pénétrer, de manière à le conserver dans sa forme pure. Sous l’impulsion des réformateurs sociaux et des philanthropes, prend forme alors la figure hybride de l’économie sociale. Le nom qui convient le mieux à cette stratégie originale est, selon nous, celui de personnalisme moral. Enfin, une troisième voie consiste à poser l’existence du social comme réalité sui generis. À partir de cette thèse cardinale, il devient effectivement possible de repenser le contrat de manière à ce qu’il intègre en lui-même le statut. On nommera cette voie sociologisme politique. Il faut remarquer que ces trois stratégies, par lesquelles le libéralisme se décline et se transforme au point d’apparaître comme autre chose que lui-même, ne désignent pas des positions exclusives, mais des tendances qui coexistent en s’appuyant l’une sur l’autre et en se recoupant en partie. De fait, c’est en examinant de plus près ces phénomènes de chevauchement et d’interférence qu’apparaissent les véritables disjonctions. Ainsi par exemple, l’économisme se teinte de philanthropie, même si, et c’est là le véritable seuil de distinction, il exclut l’introduction de relations tutélaires au sein de l’appareil de production, reléguant la tâche de l’assistance aux instances traditionnelles – Église, congrégations, ou pures initiatives privées. De son côté, le moralisme de l’économie sociale – ou « économie politique attendrie » – engage une pensée du public que rejetait l’économisme, et que reprendra au contraire le sociologisme. À ce niveau du public se loge le social en tant que tel, en même temps que s’indique la nécessité de le réformer. Mais, ici, c’est dans la manière dont le public est conçu que les différences s’accusent : le public, pour l’économie sociale, est essentiellement le domaine de la morale, c’est-à-dire de ce qui se veut et doit rester à la fois infra-juridique et infra-politique (au sens tout au moins d’infra-étatique). Infra-juridique parce que non intégré à la forme légale du contrat. Infra-politique, parce que, dans une optique qui reste dans cette mesure strictement libérale, parfaitement disjoint de toute prise étatique. Évidemment, cela ne veut pas dire que le moralisme ne fonctionne pas comme une politique effective. Mais cela veut seulement dire qu’il n’assume pas au plan politique la reconnaissance de sa pratique, et que celle-ci doit impérativement se thématiser sur le plan spécifiquement moral pour rester cohérente. Enfin, et ce sera pour nous le plus important, le sociologisme ne s’institue pas en niant le moralisme, mais en le conservant dans un concept d’ordre socio-moral : celui de solidarité. Ou, pour le dire autrement, la solidarité est précisément la base de cette unité du social et du moral, la morale sociale, sans laquelle, en France tout au moins, l’État social n’aurait pu s’instituer. C’est sur ce point que la thèse foncièrement discontinuiste de Castel suscite le plus la discussion. Y a-t-il vraiment rupture entre le moralisme des réformateurs sociaux et le solidarisme politique ? On verra que la rupture, si elle existe, doit être singulièrement nuancée. Reprenons la triade qu’on a énoncée. Elle se déploie sur deux plans : à un premier plan, elle articule l’économique, le moral et le politique, en montrant comment le social traverse ces trois sphères en étant interprété de manière sensiblement différente à l’intérieur de chacune d’elle. À un deuxième plan, elle articule ces trois formes de conception du social : l’individualisme, le personnalisme, le sociologisme. C’est cela qu’il faut expliquer. Individualisme : telle est la formule principielle de ce que Castel appelle la « société minimale »[[Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p.263., forme sociale que suppose le libéralisme, pendant implicite de la conception explicitement affichée de l’État minimal. Fondée sur l’identification des individus comme être autonomes, rationnels et responsables, elle assure la liaison de leurs volontés dans la forme pure du contrat libéral, c’est-à-dire dans la forme-contrat exclusivement conçue comme accord de volontés libres. Personnalisme : ce terme n’est pas employé par Castel, même si celui-ci insiste fortement sur l’aspect personnel du lien impliqué ce niveau. De fait, parler de personnalisme ne va pas sans certaines difficultés. Le terme, dans la pensée française, désigne un courant philosophique déterminé, celui qui s’enracine chez Renouvier et qui, dans l’esprit de son initiateur, devait donner son fondement spéculatif au véritable « socialisme ». User du terme de personnalisme, par conséquent, peut laisser entendre que cette philosophie représente le socle théorique du dispositif idéologique qu’on veut éclairer. Or si la philosophie de Renouvier n’est certes pas le condensé ni la matrice de ces conceptions, et si elle ne peut être rabattue sur un projet strictement philanthropique, elle n’est cependant pas étrangère au type de pensée qu’on veut décrire. À plus d’un titre, elle permet même d’en dévoiler certains ressorts profonds : notamment celui qui consiste à penser le social à partir de la personne, celle-ci ne se développant elle-même qu’à l’intérieur d’un réseau de relations interindividuelles qui combinent altruisme et harmonie générale[[Il faut rappeler que la philosophie de Renouvier a eu une influence décisive sur le développement des théories sociales durkheimiennes. A partir d’une conception proprement métaphysique de la personne humaine et de la réalité sociale, Renouvier développe une « sociologie personnaliste », qui trouve son achèvement dans une brève « eschatologie ». Le personnalisme tente alors une synthèse originale des théories kantienne et leibnizienne, dont on peut suivre les traces chez Durkheim. La loi morale, constitutive de la personne humaine, n’est rien d’autre que l’expression en l’homme de la société. Mais cette existence sociale de l’homme n’atteint sa moralité que dans la mesure où elle exprime une harmonie entre les individus, uploads/Philosophie/ bruno-karsenti-elements-pour-une-genealogie-du-concept-de-solidarite.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager