[ Article publié sur http://ethiopiques.refer.sn ] . Contributions de Léopold S

[ Article publié sur http://ethiopiques.refer.sn ] . Contributions de Léopold Sédar Senghor à la revue POUR UNE PHILOSOPHIE NEGRO-AFRICAINE ET MODERNE Par Léopold Sédar Senghor Ethiopiques-Spécial centenaire. Contributions de Léopold Sédar Senghor à la revue 1er semestre 2006 POUR UNE PHILOSOPHIE NEGRO-AFRICAINE ET MODERNE [1] La Pensée africaine [2] était, à l’origine, une thèse de doctorat d’Etat présentée à la Sorbonne. Elle a eu, en son temps, cette singularité d’être la première thèse sur la culture noire, sinon sur la Négritude, à obtenir la mention « très honorable » en France. Si j’écris cette préface, c’est moins pour cette raison-là que pour celle-ci : l’œuvre du professeur Alassane Ndaw est, dans son style comme dans sa pensée, une œuvre d’honnêteté. J’emploie le mot au sens où l’humaniste Jean Guéhenno disait du français qu’il était une « langue de gentillesse et d’honnêteté », c’est-à-dire une langue claire et précise. Il ne s’agit pas, dans cette préface, de résumer cette œuvre, ce qui est fait dans « l’Introduction », suivie d’un « Plan de l’Ouvrage », mais d’insister sur certains problèmes, singulièrement sur les « Formes du Savoir », traitées au chapitre premier, en appuyant l’argumentation du professeur Ndaw, quitte à la renforcer par d’autres faits et arguments. Dans son « Introduction », le philosophe sénégalais, non seulement précise l’objet de sa thèse, mais encore pose clairement, non sans nuance ni courage, la double question que ne manquèrent sans doute pas de se poser les professeurs de Sorbonne, que ne manqueront certainement pas de faire les lecteurs négro-africains : - Y a-t-il une philosophie négro-africaine traditionnelle, comme il y a, par exemple, une philosophie indienne ou chinoise ? - Si oui, peut-on, sur cette base, fonder une philosophie négro-africaine moderne ? Pour y répondre, Alassane Ndaw s’est posé deux autres questions : Qu’est-ce que la philosophie au sens technique du mot ? Qu’est-ce que la pensée humaine en général et, singulièrement, la pensée négro- africaine ? C’est dire qu’il a joué le jeu, se plaçant sur le terrain de la philosophie occidentale contemporaine, euraméricaine, et comme qui dirait « sur le terrain de l’adversaire ». Avant de rappeler ses réponses, je voudrais, dans une première partie, essayer de donner une brève définition, historique, de la philosophie grecque, depuis la poésie théogonique jusqu’à Aristote. Car ce sont les Grecs qui ont fondé la Philosophie au sens où l’entendent les Euraméricains. L’ayant fait, cet historique, je reviendrai aux questions de Ndaw. Dans une deuxième partie, j’insisterai sur quelques faits majeurs montrant que la pensée négro-africaine est capable de nous donner, nous a donné une vision philosophique du monde. Dans une troisième partie enfin, je rappellerai les grands traits de cette vision : de ce « discours du monde », pour parler comme Jean Granier. L’amour de la sophia Nous nous arrêterons d’abord, sur le sens du mot philosophie chez les anciens Grecs. La philosophia [3] , la « philosophie », c’est l’amour et, partant, la recherche de la sophia. On traduit généralement ce dernier mot par « sagesse » ; mais ce dernier sens est l’aboutissement d’un long processus d’approfondissement et de généralisation, en même temps, du mot. Sophia a, d’abord, signifié adresse dans les métiers manuels, puis habileté dans les arts, singulièrement dans l’art de jouer de la flûte ou de la lyre, puis talent. C’est seulement après que le mot a signifié savoir technique, science, enfin, sagesse, c’est-à-dire connaissance des principes qui, étant derrière les phénomènes, les expliquent ou les produisent : les créent. C’est dans ce sens final, de philosophie, qu’Aristote emploie parfois le mot, comme dans La Métaphysique ou l’Ethique à Nicomaque. C’est encore dans ce sens que Descartes, le fondateur de la pensée moderne, emploie le mot de philosophie. Le sage doit donc, non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes. « La sagesse sera, ainsi, à la fois raison intuitive et science, science munie en quelque sorte d’une tête et portant sur les vérités les plus hautes » [4]. C’est moi qui souligne. Ces lignes sont d’une importance capitale, d’autant que c’est Aristote qui, achevant, accomplissant la philosophie grecque, fonde, par cela même, la philosophie euraméricaine. Comment en étions-nous parvenus là ? Disons, d’abord, que dans le philein, l’aspect recherche est plus important que l’aspect amour. La philosophie, pour Socrate, c’est, avant même la réponse, le questionnement du questionneur. C’est une recherche opiniâtre, qui met en branle toutes les facultés de la raison et de l’âme. Recherche appuyée sur les connaissances non seulement scientifiques, mais techniques, se soutenant réciproquement, dialectiquement. Il reste que ces connaissances scientifiques et techniques ne s’acquièrent pas pour elles-mêmes. On les acquiert pour vivre mieux, corps et âme, en étant vertueux, pour parvenir à posséder le bien suprême dont nous verrons, bientôt, quelle est la nature. C’est ainsi que, de la connaissance à son application vécue, la philosophie se transforme en morale. Plus qu’une science, la Morale est une conduite juste, mesurée, équilibrée de sa vie, personnelle et communautaire. Comme l’écrit Alain dans ses Propos, « les anciens sages, dont Socrate est le modèle, vivaient à peu près comme des saints » [5]. Je dirais : comme des dieux. Nous y reviendrons aussi. Cela explique que les premiers écrits philosophiques soient des poèmes théogoniques. Mais arrivons aux premiers philosophes dignes de ce nom. De Thalès à Anaxagore, en passant par Anaximène, Anaximandre, Héraclite, Parménide, Pythagore, Empédocle et Leucippe, il est significatif que les premiers philosophes intitulent, le plus souvent, leur œuvre Péri Physios, « de la Nature » ou, pour mieux dire, « Sur l’Origine des Choses ». Derrière les apparences, ils placent l’eau, l’air, le feu, un ou plusieurs éléments, comme la cause première, la substance qui sous-tend les « phénomènes », pour employer un mot contemporain. D’aucuns présentent celle-ci comme immuable, immutable, quand d’autres la montrent mobile et douée d’un mouvement éternel. D’autres encore trouvent la réalité dernière dans l’harmonie des nombres, jusqu’à Anaxagore, qui place le noûs, l’Esprit, à l’origine des choses. Nous découvrons, ainsi, qu’avant d’être une morale, la philosophie grecque était un au-delà de la physique : une méta-physique. De Socrate à Aristote, elle va consolider ses conquêtes en augmentant, dans le noûs, l’activité de la raison discursive à côté de la raison intuitive. Ce n’est pas que Socrate n’ait pas fait progresser la métaphysique ni la morale ; son mérite est d’avoir essayé de les fonder sur la science en créant les conditions de la science : de l’épistemê authentique. Et il a réussi, encore une fois, en systématisant le questionnement, en en faisant un instrument, c’est-à-dire une méthode critique, qui seule permet d’arriver à la vérité, dont le critère essentiel est la non-contradiction ou la cohérence des idées. Convaincre en charmant Je ne m’arrêterai pas longtemps sur Platon, encore qu’il ait été, pour l’opinion courante, le meilleur disciple de Socrate et qu’il ait inauguré la philosophie du sujet. Paradoxalement, c’est sur son style que je mettrai l’accent, qui, comme nous le verrons, servira mon propos. Ce style, prêté à Socrate et qui, d’après l’Alcibiade du Phédon, « possédait » ceux qui l’écoutaient. Et de préciser : « Ses propos, oui, ceux de cet homme là m’arrachent des larmes, et je vois quantité d’autres personnes ressentir les mêmes émotions ! » [6]. C’est cette parole imagée de Socrate qu’a assimilée Platon, qui, loin de la rhétorique des sophistes et dans son style souple, souvent familier, se sert volontiers de mythes, d’images analogiques, pour instruire ses disciples, ses lecteurs. A ce propos, j’invoquerai une remarque des frères Croiset, les grand hellénistes : au début de la littérature grecque, les philosophes qui ont écrit en vers sont bien plus convaincants que leurs émules prosateurs. C’est essentiellement, préciserai-je, que les philosophes-poètes convainquent en charmant au sens étymologique du mot, en enchantant leurs lecteurs par les images analogiques, la mélodie, le rythme. Il est temps de passer à Aristote. Encore que disciple de Platon, il me paraît être le plus authentique continuateur de Socrate. Le premier, il a conçu, puis travaillé à réaliser la philosophie, moins comme une encyclopédie que comme un savoir total, qui, se fondant sur une science assurée, une physis, vise à la dépasser pour se faire métaphysique. Mais celle-ci doit être vécue dans une morale, qui, bien que du juste milieu, nous conduit, grâce à la vertu, à la possession et jouissance du Bien suprême. L’apport essentiel d’Aristote, et décisif, est d’avoir, par-delà la méthode dialectique de Socrate, défini les règles de la Logique, qui conduisent à la vérité, définie comme « une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet » [7]. Il l’a fait, au départ, en distinguant les différents éléments de l’âme et, dans celle-ci, les différents éléments de la raison. Il s’agissait de construire une science encyclopédique. « Or, écrit-il dans l’Ethique à Nicomaque, il y a dans l’âme trois facteurs prédominants qui déterminent l’action et la vérité : sensation, intellect et désir » [8]. Contrairement à J. Tricot, je traduirais noûs par « uploads/Philosophie/ leopold-sedar-senghor-la-philosophie-negro-africaine-et-moderne 1 .pdf

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