DAVID LAPOUJADE LES EXISTENCES MOINDRES LES ÉDITIONS DE MINUIT © 2017 by LES ÉD
DAVID LAPOUJADE LES EXISTENCES MOINDRES LES ÉDITIONS DE MINUIT © 2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier © 2017 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique www.leseditionsdeminuit.fr ISBN 9782707343437 Table des matières Abréviations 1. Une monade en surnombre ? 2. Modes d’existence Les phénomènes Les choses Les imaginaires Les virtuels 3. Comment voir 4. Distentio animi 5. De l’instauration 6. Les dépossédés Table des matières analytique Du même auteur Abréviations : Nous citons les livres d’Étienne Souriau sous les abréviations suivantes : – AA : Avoir une âme – essai sur les existences virtuelles, Belles- Lettres/Annales de l’université de Lyon, 1939. – DME : Les Différents modes d’existence, PUF, 1943 ; rééd. 2009, coll. « Métaphysiques ». – IP : L’Instauration philosophique, PUF, 1939. – OD : L’Ombre de Dieu, PUF, 1955. 1. Une monade en surnombre ? Nous sommes le 21 février 1930. Chapeau sur la tête, fines lunettes sur le nez, Fernando Pessoa, l’homme aux multiples hétéronymes, se promène comme chaque jour dans les rues de Lisbonne. Comme chaque jour, il éprouve fatigue et lassitude. Il se sent séparé du monde extérieur et éprouve le vide de sa propre existence. D’un point de vue général, il estime qu’il y a « erreur métaphysique » sur sa personne1. On dirait qu’il se vit comme une monade en surnombre. On sait que, dans le système leibnizien, les monades sont sans porte ni fenêtre ; si elles n’ont besoin d’aucune ouverture sur le monde extérieur, c’est parce que ce monde est inclus en elles sous forme de perceptions variées et ordonnées. Or, tout le problème de Pessoa, c’est qu’il a des perceptions, mais elles ne lui font pas plus éprouver la réalité du monde extérieur que la réalité de sa propre existence. Ce n’est plus la réalité qui est extérieure, c’est plutôt lui qui est extérieur à toute réalité. Il est comme une monade, mais une monade sans monde, enfermée derrière portes et fenêtres. « Entre la vie et moi, une vitre mince. J’ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher2 ». Il est pour ainsi dire privé de la possibilité d’exister, alors même qu’il doit supporter le poids de l’existence. S’il y a là une « erreur métaphysique », c’est parce que le monde créé par Dieu n’a accordé aucune place à cette monade flottante, rêveuse, inactive, sans connexion avec le monde réel. Mais au lieu de poursuivre sa promenade, voilà qu’il s’immobilise au milieu d’un pont. Subitement, comme si quelque destin magicien venait de m’opérer d’une cécité ancienne avec des résultats immédiats, je lève la tête, de mon existence anonyme, vers la claire connaissance de la façon dont j’existe (...). Il est si difficile de décrire ce que l’on éprouve, lorsqu’on sent qu’on existe réellement et que notre âme est une entité réelle – si difficile que je ne sais avec quels mots humains je pourrais le définir. J’ai été un autre pendant très longtemps – depuis ma naissance, depuis la conscience – et je me réveille aujourd’hui au beau milieu d’un pont, penché sur le fleuve, et sachant que j’existe plus fermement que j’ai été jusqu’à maintenant. Mais la ville m’est étrangère, les rues me sont inconnues, et le mal est sans remède. Donc, j’attends, penché sur le pont, que la vérité me quitte, pour me laisser à nouveau nul et fictif, intelligent et naturel. Ce n’a été qu’un instant, déjà passé3. Que s’est-il passé ? Tout d’un coup, la monade Pessoa a été submergée par le sentiment d’exister réellement, comme incluse à nouveau dans le monde, embarquée en lui. « Se connaître, d’un seul coup, comme en cet instant lustral, c’est avoir soudain la notion de la monade intime, de la parole magique de l’âme. » Très vite cependant, il retourne à ses anciennes certitudes. Il sait bien qu’il n’existe pas, qu’il n’a jamais existé et n’existera jamais plus avec autant de fermeté qu’à ce moment précis. À nouveau, l’existence lui paraît insignifiante, irréelle. Au lieu que la pensée assure au penseur son existence comme chez Descartes, elle lui confirme au contraire qu’il n’existe pas, qu’il ne peut pas exister. « Je suis dérouté par tout ce que j’ai été et qu’en fait, je le vois bien, je ne suis pas4. » On voit bien ici ce qui peut être objecté à ceux qui affirment ne pas exister : qu’ils existent de toute façon puisqu’ils sont là pour se poser la question, qu’ils s’empêtrent dans de faux problèmes. Ils cherchent une entrée dans l’existence alors qu’ils y sont de plain-pied. C’est l’absurdité apparente du problème : comment douter de la réalité de l’existence alors même qu’on est là, présent dans ce monde, pour en douter ? Mais c’est qu’on confond deux notions, l’existence et la réalité. Sous un aspect, l’homme existe en effet, il occupe un espace-temps donné, il est présent parmi les choses, il croise des passants sur le pont, il recueille des impressions, des pensées lui traversent l’esprit. Pourtant rien de tout cela n’est tout à fait réel. Les êtres, les choses existent, mais ils manquent de réalité. Qu’est-ce que cela veut dire : « manquer » de réalité ? De quoi peut bien manquer une existence pour être plus réelle ? N’y a-t-il pas cependant des existences qui deviennent « plus » réelles, au sens où elles gagnent en force, en extension, en consistance : un amour qui s’intensifie, une douleur qui augmente, un orage qui menace ? Ou bien un projet qui se réalise, la construction d’un édifice, un scénario porté à l’écran, l’exécution d’une partition ? Ce sont diverses manières de gagner en réalité, d’acquérir une plus grande présence, un éclat plus vif. Ces deux séries d’exemples ne se situent pas sur le même plan, mais elles témoignent de processus similaires. Dans la première série, on a affaire à des êtres qui intensifient la réalité de leur existence, en restant sur un même plan ; dans l’autre série, on a affaire à des êtres qui sont contraints de changer de plan d’existence pour accroître leur réalité. D’abord possibles ou virtuels, ils modifient leur manière d’être pour devenir plus réels. Dans tous les cas, le problème général est le même : comment rendre plus réel ce qui existe ? Cette question, le philosophe Étienne Souriau n’a cessé de la poser, aussi bien dans le domaine des arts que dans celui de la philosophie ou des existences individuelles. Qui est Étienne Souriau (1892-1979) ? Bien qu’on le redécouvre aujourd’hui sous d’autres traits, le souvenir de son nom est surtout resté associé à la philosophie de l’art. On sait parfois qu’il a dirigé le volumineux Vocabulaire d’esthétique, qu’il était professeur d’esthétique à la Sorbonne et qu’il a longtemps dirigé la Revue d’esthétique ; on sait moins qu’il a écrit des ouvrages de pure philosophie comme Avoir une âme, essai sur les réalités virtuelles (1938), L’Instauration philosophique (1939), Les Différents modes d’existence (1943) ou encore L’Ombre de Dieu (1955)5. Est-ce que cela veut dire que Souriau s’est ensuite désintéressé de ces questions pour revenir à l’esthétique proprement dite ? que ces recherches ont peu à peu cessé d’avoir de l’importance pour lui, faute de rencontrer un écho suffisant ? Au contraire, les textes consacrés aux âmes, à l’ontologie, à la définition de la philosophie, à Dieu ou aux réalités virtuelles doivent eux aussi être considérés comme des parties d’une philosophie de l’art. Toute la pensée de Souriau est une philosophie de l’art, et ne veut être rien d’autre. C’est l’une des profondes originalités de sa pensée : l’esthétique cesse de jouer un rôle secondaire ou adventice, elle n’est plus un département ou une région de la philosophie comme on parle de l’esthétique de Hegel ou de Schelling, c’est la philosophie tout entière qui est justiciable d’une esthétique supérieure, dimension qui, dans L’Instauration philosophique, s’identifie à une « philosophie de la philosophie ». Avant de parler de philosophie de l’art, il faut parler d’un art de la philosophie, et cela n’a rien de rhétorique : il faut supposer un art par lequel chaque philosophie se pose ou s’instaure elle-même avant de s’exercer dans tel champ déterminé6. De même, avant toute ontologie de l’art, il y a un art de l’ontologie puisqu’il n’y a pas d’Être sans manière d’être. On ne peut accéder à l’Être que par les manières dont il se donne. C’est le thème de l’ouvrage Les Différents modes d’existence. L’art de l’Être, c’est la variété infinie de ses manières d’être ou des modes d’existence7. Qu’il s’agisse de textes consacrés aux âmes, aux existences, aux philosophies ou à Dieu, la visée reste essentiellement la même. L’œuvre de Souriau est d’une grande cohérence à cet égard. Psychologie, épistémologie, ontologie, philosophie sont les ressources d’une profonde philosophie de l’art. Comment expliquer ce renversement ? Pour le comprendre, il faut partir du « pluralisme existentiel » dont part Souriau. La première affirmation de ce pluralisme, c’est justement qu’il n’y a pas un seul mode d’existence pour tous les uploads/Philosophie/ les-existences-moindres-david-lapoujade-z-lib-org.pdf
Documents similaires










-
38
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 16, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.6385MB