Lettre sur Julie Constant, Benjamin (1767-1830) Vous me demandez de m'entreteni

Lettre sur Julie Constant, Benjamin (1767-1830) Vous me demandez de m'entretenir avec vous de l'amie que nous avons perdue, et que nous regretterons toujours. Vous m'imposez une tâche qui me sera douce à remplir. Julie a laissé dans mon coeur des impressions profondes, et je trouve à me les retracer une jouissance mêlée de tristesse. Elle n'était plus jeune quand je la rencontrai pour la première fois; le temps des orages était passé pour elle. Il n'exista, jamais entre nous que de l'amitié. Mais comme il arrive souvent aux femmes que la nature a douées d'une sensibilité véritable et qui ont éprouvé de vives émotions, son amitié avait quelque chose de tendre et de passionné qui lui donnait un charme particulier. Son esprit était juste, étendu, toujours piquant, quelquefois profond. Une raison exquise lui avait indiqué les opinions saines, plutôt que l'examen ne l'y avait conduite; elle les développait avec force, elle les soutenait avec véhémence. Elle ne disait pas toujours, peut- être, tout ce qu'il y avait à dire en faveur de ce qu'elle voulait démontrer; mais elle ne se servait jamais d'un raisonnement faux, et son instinct était infaillible contre toutes les espèces de sophismes. La première moitié de sa vie avait été trop agitée pour qu'elle eût pu rassembler une grande masse de connaissances; mais, par la rectitude de son jugement, elle avait deviné en quelque sorte ce qu'elle n'avait pas appris. Elle avait appliqué à l'histoire la connaissance des hommes, connaissance qu'elle avait acquise en société; et la lecture d'un très petit nombre d'historiens l'avait mise en état de démêler d'un coup d'oeil les motifs secrets des actions publiques et tous les détours du coeur humain. Lorsqu'une révolution mémorable fit naître dans la tête de presque tous les Français des espérances qui furent longtemps trompées, elle embrassa cette révolution avec enthousiasme, et suivit de bonne foi l'impulsion de son âme et la conviction de son esprit. Toutes les pensées nobles et généreuses s'emparèrent d'elle, et elle méconnut, comme bien d'autres, les difficultés et les obstacles, et cette disproportion désespérante entre les idées qu'on voulait établir et la nation qui devait les recevoir, nation affaiblie par l'excès de la civilisation, nation devenue vaniteuse et frivole par l'éducation du pouvoir arbitraire, et chez laquelle les lumières mêmes demeuraient stériles, parce que les lumières ne font qu'éclairer la route, mais ne donnent point aux hommes la force de la parcourir. Julie fut une amie passionnée de la Révolution, ou, pour parler plus exactement, de ce que la Révolution promettait. La justesse de son esprit en faisait nécessairement une ennemie implacable des préjugés de toute espèce, et, dans sa haine contre les préjugés, elle n'était pas exempte d'esprit de parti. Il est presque impossible aux femmes de se préserver de l'esprit de parti; elles sont toujours dominées par des affections individuelles. Quelquefois, ce sont ces affections individuelles qui leur suggèrent leurs opinions; d'autres fois, leurs opinions les dirigent dans le choix de leurs alentours. Mais, dans ce dernier cas même, comme elles ont essentiellement besoin d'aimer, elles ressentent bientôt pour leurs alentours une affection vive, et de la sorte l'attachement que l'opinion avait d'abord créé réagit sur elle et la rend plus violente. Mais si Julie eut l'esprit de parti, cet esprit de parti même ne servait qu'à mettre plus en évidence la bonté naturelle et la générosité de son caractère. Elle s'aveuglait sur les hommes qui semblaient partager ses opinions; mais elle ne fut jamais entraînée à méconnaître le mérite, à justifier la persécution de l'innocence, ou à rester sourde au malheur. Elle haïssait le parti contraire au sien; mais elle se dévouait avec zèle et avec persévérance à la défense de tout individu qu'elle voyait opprimé: à l'aspect de la souffrance et de l'injustice, les sentiments nobles qui s'élevaient en elle faisaient taire toutes les considérations partiales ou passionnées; et, au milieu des tempêtes politiques, pendant lesquelles tous ont été successivement victimes, nous l'avons vue souvent prêter à la fois à des hommes persécutés, en sens opposés, tous les secours de son activité et de son courage. Sans doute, quand son coeur ne l'aurait pas ainsi dirigée, elle était trop éclairée pour ne pas prévoir que de mauvais moyens ne conduisaient jamais à un résultat avantageux. Lorsqu'elle voyait l'arbitraire déployé en faveur de ce qu'on appelait la liberté, elle ne savait que trop que la liberté ne peut jamais naître de l'arbitraire. C'était donc avec douleur qu'elle contemplait les défenseurs de ses opinions chéries, les sapant dans leur base, sous prétexte de les faire triompher, et s'efforçant plutôt de se saisir à leur tour du despotisme que de le détruire. Cette manière de voir est un mérite dont il faut savoir d'autant plus de gré à Julie, que certes il n'a pas été commun. Tous les partis, durant nos troubles, se sont regardés comme les héritiers les uns des autres, et, par cette conduite, chacun d'eux, en effet, a hérité de la haine que le parti contraire avait d'abord inspirée. Une autre qualité de Julie, c'est qu'au milieu de sa véhémence d'opinion, l'esprit de parti ne l'a jamais entraînée à l'esprit d'intrigue. Une fierté innée l'en garantissait. Comme on se fait toujours un système d'après ses défauts, beaucoup de femmes imaginent que c'est par un pur amour du bien qu'elles demandent pour leurs amis des places, du crédit, de l'influence. Mais quand il serait vrai que leur motif est aussi noble qu'elles le supposent, il y a dans les sollicitations de ce genre, quelque chose de contraire à la pudeur et à la dignité de leur sexe; et, lors même qu'elles commencent par ne songer qu'à l'intérêt public, elles se trouvent engagées dans une route qui les dégrade et les pervertit. Il y a dans cette carrière tant de boue à traverser que personne ne peut s'en tirer sans éclaboussures. Julie, violente quelquefois, ne fut jamais intrigante ni rusée. Elle désirait les succès de ses amis, parce qu'elle y voyait un succès pour les principes qu'elle croyait vrais; mais elle voulait qu'ils dussent ces succès à eux-mêmes, et non pas à des voies détournées, qui les leur eussent rendus moins flatteurs, et, en leur faisant contracter, comme il arrive la plupart du temps, des engagements équivoques, auraient faussé la ligne qu'ils devaient suivre. Elle aurait tout hasardé pour leur liberté, pour leur vie; mais elle n'aurait pas fait une seule démarche pour leur obtenir du pouvoir. Elle pensait, avec raison, que jamais le salut d'un peuple ne dépend de la place que remplit un individu; que la nature n'a donné en ce genre à personne des privilèges exclusifs; que tout individu qui est né pour faire du bien, en fait, quelque rang qu'il occupe et qu'un peuple qui ne pourrait être sauvé que par tel ou tel homme, ne serait pas sauvé pour longtemps, même par cet homme, et, de plus, ne mériterait guère la peine d'être sauvé. Il n'en est pas de la liberté comme d'une bataille. Une bataille, étant l'affaire d'un jour, peut être gagnée par le talent du général; mais la liberté, pour exister, doit avoir sa base dans la nation même, et non dans les vertus ou dans le caractère d'un chef. Les opinions politiques de Julie, loin de s'amortir par le temps, avaient pris, vers la fin de sa vie, plus de véhémence. Comme elle raisonnait juste, elle n'avait pas conclu, comme tant d'autres, de ce que, sous le nom de liberté, l'on avait établi successivement divers modes de tyrannie, que la tyrannie était un bien et la liberté un mal. Elle n'avait pas cru que la République pût être déshonorée parce qu'il y avait des méchants ou des sots qui s'étaient appelés républicains. Elle n'avait pas adopté cette doctrine bizarre, d'après laquelle on prétend que, parce que les hommes sont corrompus, il faut donner à quelques-uns d'entre eux d'autant plus de pouvoir; elle avait senti, au contraire, qu'il fallait leur en donner moins c'est-à-dire placer, dans des institutions sagement combinées, des contre-poids contre leurs vices et leurs faiblesses. Son amour pour la liberté s'était identifié avec ses sentiments les plus chers. La perte de l'aîné de ses fils fut un coup dont elle ne se releva jamais; et cependant, au milieu même de ses larmes, dans une lettre qu'elle adressait à ce fils tant regretté, lettre qui n'était pas destinée à être vue, et que ses amis n'ont découverte que parmi ses papiers, après sa mort; dans cette lettre, dis-je, elle exprimait une douleur presque égale de la servitude de sa patrie sous le régime impérial; elle s'entretenait avec celui qui n'était plus de l'avilissement de ceux qui existaient encore, tant il y avait dans cette âme quelque chose de romain! En lisant ce que je viens d'écrire sur les opinions de Julie en politique, on se figurera peut-être qu'elle avait abdiqué la grâce et le charme de son sexe pour s'occuper de ces objets: c'est ce qui serait arrivé sans doute si elle s'y fût livrée par calcul, dans le but uploads/Philosophie/ lettre-sur-julie-constant-benjamin.pdf

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