Georges GURVITCH s'intéressait beaucoup au projet de cette nouvelle revue et no
Georges GURVITCH s'intéressait beaucoup au projet de cette nouvelle revue et nous encou rageait à le mener à bien. Nous confiant le texte de son « Itinéraire Intellectuel » (publié dans les « Lettres Nouvelles » en 1958), il disait qu'il tenait à faire lui-même « sa notice nécrolo gique » et qu'il parachèverait son itinéraire pour la période 1958-1965... Il avait notamment à cur d'exposer qu'au soir de sa vie, il ne cessait de se rapprocher de la pensée de Karl Marx. Il est mort, brutalement, quelques jours après la remise de ce texte et sans avoir pu réaliser son souhait. Nous avons cependant conscience de l'accomplir en partie en republiant ces pages et de rendre, ainsi, hommage à celui qui mena parallèlement à ses travaux scientifiques ef jusqu'à son dernier souffle, la bataille des idées. MON ITINERAIRE INTELLECTUEL ou L'EXCLU DE LA HORDE par Georges GURVITCH Ma réflexion philosophique et sociologique déjà assez prolongée, car elle a débuté sur les bancs du lycée, il y a presque cinquante ans a été souvent haletante, allant d'un extrême à l'autre, perdue dans le maquis des systèmes contradictoires que je finissais toujours par renvoyer dos à dos.... pour recommencer à tisser ma toile. C'est à l'âge de quartorze ans que j'ai commencé mes lectures sociologiques et philosophi ques, en prenant connaissance des écrits des marxistes en vogue à ce moment dans ma patrie d'origine, la Russie : de Kautsky d'abord, puis de Plekhanov et ensuite de Lénine. Leur croyance au déterminisme rigoureux, révélé par les « lois implacables de l'histoire » déterminisme qui aurait pour base le ¦ matérialisme économique », leur thème favori m'impressionnait forte ment, tout en éveillant sans cesse mes doutes. Si l'économie détermine en « dernier lieu » la marche de la société et de l'histoire, me disais-je, d'où vient son propre déterminisme ? L'éco nomie n'est-elle pas activité humaine, production, lutte pour dominer la nature et obtenir une meilleure part dans la distribution, et en particulier, lutte de classe ? Et si toute cette profusion d'effort, d'énergie humaine, peut être considérée comme déterminée, pourquoi alors les appels constants à la volonté révolutionnaire pour précipiter le cours des événements ? L'Homme et la société, N. 1, 1966. pp. 3-12. GEORGES GURVITCH J'ai essayé, à l'âge de seize ans, de lire Karl Marx lui-même, les trois volumes du Capital en particulier. J'y ai passé toute une année avec pour seul résultat de constater que je ne connaissais ni l'uvre d'aucun des économistes dont Marx discutait les idées, ni la Logique de Hegel qu'il critiquait tout en acceptant sa méthode comme moyen d'exposé. Ma décision fut vite prise d'étudier Adam Smith et Hegel. Mais, après les analyses de Marx, La Richesse du Peuple de Smith me parut superficielle, et la lecture de la Logique de Hegel pourquoi le cacher ? me remplit d'épouvante. Je crus trouver chez lui, comme dans un verre grossissant, la source de tout ce qui m'inquiétait dans le marxisme. Au déterminisme économique se contre disant lui-même m'a paru correspondre chez Hegel une logonomie logomachique qui remplace la réalité par des synthèses arbitraires, et l'histoire effective par l'aliénation de Dieu dans le monde et son retour à lui-même à travers l'esprit subjectif, l'esprit objectif et l'esprit absolu ; l'ensemble est élevé dans « l'éternité vivante » et le temps réel est sacrifié à une danse sur place, car l'Idée Absolue de Hegel possède aussi peu de liberté que ses manifestations dans le monde. On me disait que je ne pouvais pas rester marxiste sans être hégélien ; or j'éprouvais Hegel comme un tel repoussoir et une telle servitude que je voyais approcher l'écroulement de toute la conception qui avait présidé à l'éveil de mon esprit. Comme un homme sur le point de se noyer, j'ai cherché la dernière planche de salut dans la lecture de la Philosophie du Droit de Hegel... (1). Le résultat fut désastreux ! Mon indignation ne connut pas de bornes: « la synthèse de la société civile et de la famille dans l'Etat » prussien, incarnation de la morale concrète, en confirmant mes pires appréhensions quant aux résultats pratiques du nécessita- risme déterministe, consomma ma rupture totale avec le marxisme et l'hégélianisme, tels que je pouvais évidemment les comprendre et les connaître à dix-sept ans. Juste avant de me présenter au baccalauréat, j'avais lu un livre qui, pour moi, venait à son heure : L'Unique et sa Propriété de Max Stirner. Ses aphorismes me paraissaient renverser les idoles qui n'avaient jamais cessé de me tourmenter. Ce premier représentant de la réaction anti-hégélienne les deux autres portaient les noms bien plus célèbres de Kierkegaard et de Proudhon, que je ne connaissais pas encore me semblait, sans abandonner la cause de la révolution, avoir démoli toute « chosification » artificielle du social et ruiné le nécessitarisme, qu'il soit logique ou mystique. Mais Stirner ne fut pas longtemps mon livre de chevet. Très vite, je le remplaçai par Kant et les représentants du néo-kantisme de différentes nuances. Où est le rapport ? C'est que Stirner me paraissait ignorer l'aspect primordialement social de la personne humaine, et que je croyais pouvoir trouver chez Kant et les néo-kantiens le passage entre homme, humanité et société. De plus, certains néo-kantiens prétendaient réconcilier Marx et Kant... Mais plus profonde fut l'attirance de la méthode criticiste qui pro mettait de dévoiler tous les « dogmatismes », donc le spiritualisme de Hegel et le matérialisme de Marx. Les deux premières années de mes études supérieures (1912-1914) passées en Russie l'hiver, en Allemagne l'été consacrées à une formation juridique et à la lecture des princ ipaux créateurs des doctrines politiques, furent riches de réflexion sur les différentes tendances de la philosophie néo-kantienne : Cohen, Natorp, Cassirer, Rickert, Windelband, Volkelt, Renou- vier, Hamelin... Finalement cela provoqua en moi une forte réaction contre le néo-kantisme de toute obédience, contre son idéalisme platonicien camouflé, contre son anti-psychologisme et contre son anti-sociologisme assez primitifs. Ni la discussion entre Tarde et Durkheim, ni le formalisme sociologique de Simmel première manière, ne me donnant satisfaction, je me tournai vers Wilhem Wundt. Il me recommanda, pour mieux comprendre sa Psychologie des Peuples (Vôlker Psychologie), d'étudier la psychologie expérimentale dans son laboratoire. Le seul bénéfice de ces études, assez brèves d'ailleurs, fut de m'apprendre expérimentalement l'imposs ibilité du « parallélisme psycho-physiologique » direct et de me montrer l'absence de corres- (1) A ce moment on n'accordait pas encore d'attention à la Phénoménologie de l'Esprit. MON ITINERAIRE INTELLECTUEL pondance entre le temps vécu, le temps conceptualisé et, à plus forte raison, le temps mesuré, le temps quantifié et le temps spatialisé, tous ces temps variés devant être distingués. C'est à ce moment que j'ai commencé à lire et à étudier Henri Bergson. Les Données Immédiates de la Conscience m'apportaient l'affranchissement que j'attendais de la psychologie expérimentale de Wundt, tandis que Matière et Mémoire et L'Evolution Créatrice, en me libérant de l'emprise que les idéalismes kantien en néo-kantien exerçaient encore sur moi, me rame naient vers un réalisme débarrassé du nécessitarisme. Cependant, l'accentuation spiritualiste du réalisme bergsonien manifeste dans L'Evolution Créatrice, et son individualisme latent qui détachait le « moi profond » du « moi superficiel » seul participant de la vie sociale réelle, m'inquiétaient et refroidissaient quelque peu mon enthousiasme juvénile. Dans les mois qui précédèrent la première guerre mondiale, j'ai suivi à Heidelberg les cours d'Emil Lask, qui, par une dialectique vigoureuse empruntée à Fichte, cherchait à dépasser l'idéalisme dans le cadre même du néo-kantisme. Outre mon intérêt pour Fichte, je lui dois ma première rencontre avec la sociologie de Max Weber. A cette époque, on voyait surtout dans cette sociologie une réac tion justifiée à la pensée de Rickert qui réduisait toute méthode scientifique soit à la général isation soit à l'individualisation, en oubliant la méthode typologique,- propre à la sociologie fondée sur la compréhension (Verstehen). A ce moment je terminais un mémoire en langue russe sur un sujet de concours univer sitaire : « La doctrine politique de Théophan Prokopovitch et ses sources européennes : Grotius, Hobbes et Pudendorff ». La médaille d'or qui me fut décernée en 1915 décida de ma carrière académique. Car, rentré en Russie avant le commencement des hostilités, je fus, après avoir obtenu mon diplôme de licencié (1917), attaché à l'Université de Pétrograd pour me préparer au professorat, ce qui impliquait d'abord l'obtention de l'agrégation pour l'enseignement supérieur. Pendant mes années universitaires, de 1915 à 1920, c'est-à-dire jusqu'au moment où je fus agrégé et chargé de cours à l'Université de Leningrad - Pétrograd (que je quittai quelques mois après pour émigrer d'abord en Tchécoslovaquie, puis dès 1925 en France, où j'acquis la nationalité française en 1929), ma pensée a été marquée par plusieurs tournants dont on peut retrouver les traces dans la plupart de mes écrits : a) Mon intérêt pour le réalisme (qui a pris une place capitale dans ma pensée présente) m'a d'abord rapproché passagèrement d'ailleurs de « l'intuitionnisme » de deux phil osophes russes : Lossky et Frank, et, par uploads/Philosophie/ georges-gurvitch-mon-itineraire-intellectuel-ou-l-x27-exclu-de-la-horde-1958.pdf
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- Publié le Sep 01, 2021
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