Terrain Anthropologie & sciences humaines • Collection Ethnologie de la France

Terrain Anthropologie & sciences humaines • Collection Ethnologie de la France • Cahiers d'ethnologie de la France 26 | mars 1996 : Rêver Rêver Destins anthropologiques du rêve GIORDANA CHARUTY p. 5-18 https://doi.org/10.4000/terrain.3071 Entrées d’index Thème : rêve Lieu d'étude : Europe Texte intégral « Là où je rêve, cela veille. » Maurice Blanchot (1971 : 169) Le renouveau actuel d'une anthropologie du rêve présuppose, bien souvent, un fort contraste entre la diversité des théories indigènes qui, dans les sociétés non occidentales, modèlent l'expérience onirique et la manière dont celle-ci serait pensée et vécue en domaine européen. Pour la tradition occidentale, dit-on, le rêve est une activité psychique qui peut sans doute nourrir un projet d'exploration de soi, depuis que la psychanalyse lui a reconnu une valeur psychologique, mais qui serait dépourvue de tout usage social. De fait, la quasi-absence, jusqu'à ces dernières années, d'une ethnographie du rêve pour les sociétés européennes pourrait laisser supposer que celles-ci ne sont pas 1 SEARCH Tout OpenEdition Destins anthropologiques du rêve https://journals.openedition.org/terrain/3071 1 sur 14 05/03/2022 21:29 Le rêve des origines des « sociétés à rêve », au sens où l'activité onirique y serait très peu institutionnalisée, ou bien que la théorie freudienne aurait désormais disqualifié toute autre conception de la vie nocturne. Les études rassemblées dans ce numéro de Terrain nous montrent, à l'évidence, qu'il n'en est rien et qu'en ce domaine comme en d'autres nous devons éviter, une fois de plus, la tentation du « grand partage ». Mais pour mesurer l'originalité des questions ici posées à l'expérience onirique, tout comme les difficultés de l'enquête ethnographique en domaine européen, il n'est pas inutile de rappeler, brièvement, comment le rêve a accédé au statut d'objet anthropologique. C'est à travers la question de l'origine des croyances religieuses que, dans le dernier tiers du XIXe siècle, l'anthropologie naissante rencontre le rêve. Reconstituées à partir des matériaux ethnographiques dont on dispose alors, les théories « primitives » de l'expérience onirique affirment l'existence d'une « âme » détachable, qui quitte le corps durant le sommeil, pour voyager dans un monde des morts souvent calqué sur celui des vivants, visiter d'autres dormeurs, se procurer des objets désirables en de lointaines contrées. Tour à tour assimilée à une ombre, un souffle, une image éthérée du corps, cette âme survit après la mort en tant qu'esprit. De plus, loin d'être spécifique aux humains, elle se retrouve dans les objets, les plantes, les animaux, qui eux aussi apparaissent en rêve. 2 Posant comme définition minimale de la religion la croyance en des êtres spirituels, Edward Burnett Tylor peut, dès lors, identifier dans ces théories le noyau « primitif », c'est-à-dire commun et universel, de toute expérience religieuse, qu'il consacrera sous le nom d'animisme. Le fondateur de l'école anthropologique anglaise fait ainsi du rêve le fondement d'une théorie de l'origine de la religion, en passant par une théorie de l'origine de la notion d'âme. Et cet argument du rêve est à ce point central que, faisant en 1911 la critique de ce modèle génétique, Emile Durkheim consacre plusieurs pages à sa réfutation. 3 L'expérience onirique n'implique pas, de manière nécessaire, l'idée d'une âme assimilée à un double détachable : souvenir ou vision à distance sont des interprétations plus simples. Aucune exigence pratique ou théorique n'impose aux primitifs de produire des théories explicatives du rêve ; capables, aussi bien que nous, de distinguer le réel de l'imaginaire, s'ils attribuent leurs rêves aux déplacements réels de doubles, c'est là une justification rétrospective, comme le prouve la distinction généralement établie entre rêves « ordinaires » et rêves de morts, d'esprits ou de puissances surnaturelles. Autrement dit, les rêves ne sont pas la source naturelle des représentations religieuses, il faut déjà disposer d'un système définissant le statut des morts, des esprits, de l'au- delà pour interpréter la vie onirique comme une communication avec l'autre monde. L'enjeu du débat est bien sûr la nature des croyances religieuses que l'on ne saurait réduire à de « vagues et inconsistantes images du sommeil ». A son tour, Lucien Lévy- Bruhl dénie toute valeur d'origine à la notion de double : interpréter les images oniriques en termes de déplacements de doubles présuppose une représentation de l'individualité comme forme multiple et hétérogène, aux frontières spatiales et temporelles imprécises. 4 Or ce débat sur l'origine et la nature des faits religieux ne produit pas d'enquêtes de terrain pour explorer la diversité des théories indigènes du rêve. L'impulsion viendra, non de l'anthropologie, mais de la psychanalyse, laquelle introduit de tout autres problématiques. 5 Destins anthropologiques du rêve https://journals.openedition.org/terrain/3071 2 sur 14 05/03/2022 21:29 La fascination freudienne Au moment où l'école française de sociologie récuse toute valeur fondatrice à la vie onirique tout en lui conservant sa dimension essentiellement religieuse, la psychanalyse, on le sait, élabore à la fois une thérapeutique et une théorie de la culture, fondées sur un nouveau modèle de la subjectivité, où le rêve devient l'accès privilégié aux désirs infantiles et aux pulsions sexuelles, rendues méconnaissables par le travail de l'inconscient. La rupture ainsi introduite ne consiste pas seulement à reconnaître un sens à la vie onirique mais à le laïciser, et à généraliser ses règles de déchiffrement à l'interprétation de la matière culturelle, pour lire dans les mythes les désirs infantiles d'une culture, tout comme le rêve constitue, à l'inverse, le mythe de l'individu. Ainsi la vie onirique redevient-elle doublement originaire puisqu'elle permet d'accéder à une double enfance : celle de l'individu et celle, parallèle, de l'humanité. Or l'immense influence qu'à partir des années 20 la théorie freudienne exerce sur l'ethnologie exotique a pour effet paradoxal de relancer l'exploration ethnographique des expériences oniriques des sociétés « primitives », tout en négligeant la complexité et la diversité de leurs théories explicatives, ainsi que leur articulation avec les autres domaines de la vie sociale. 6 La fonction que l'on fait jouer à l'investigation du monde nocturne des sauvages est d'abord celle de preuve dans un débat sur les grands modèles explicatifs de l'anthropologie. L'évolutionnisme est en crise et la théorie freudienne des rêves, fortement aménagée, se trouve convoquée pour justifier, tour à tour, deux paradigmes opposés. L'école diffusionniste anglaise, à travers William Halse Rivers, y voit la confirmation d'un modèle qui pense la similitude entre traits culturels de sociétés distinctes comme autant de traces de contacts passés entre civilisations, analogues à ces traces des conflits de l'enfance que seraient les rêves de la vie adulte. A l'inverse, l'hostilité au diffusionnisme cherche, elle aussi dans les rêves, ses arguments. Ainsi, Charles-Gabriel Seligman appelle à constituer des collectes de rêves de populations primitives pour vérifier l'hypothèse d'une universalité du symbolisme onirique, révélateur d'une universalité de l'esprit humain. Les premières enquêtes publiées affirment le caractère universel des processus psychiques de la vie onirique ainsi que l'existence de « rêves types », ayant partout une signification identique, fondée sur l'universalité des contenus de l'inconscient (Pulman 1986, 1989). 7 Ce débat marque tous les travaux de l'école anthropologique anglo-saxonne qui intègrent, à partir des années 30, la collecte de corpus de rêves comme mode de questionnement d'une culture, au même titre que l'observation des rites, le recueil des mythes et des croyances. Mais ces études infirment l'hypothèse de l'universalité du symbolisme et, surtout, elles révèlent l'extraordinaire diversité des fonctions assignées au rêve dans des sociétés, telles celles des Indiens navahos ou ojibwas, où la vie onirique est fortement institutionnalisée : transmission du savoir religieux, initiation des jeunes garçons, invention de nouveaux rites thérapeutiques, de chants et de danses (Lincoln 1935 ; Radin 1936). Un déplacement s'opère, dans le même temps, quant à la dimension de preuve assignée à l'onirique : ce n'est plus l'universalité du symbolisme, mais celle de la structuration infantile de la sexualité qui, désormais, oriente la fascination des ethnographes pour la vie nocturne des « primitifs ». 8 Alors qu'aux îles Trobriand rêver est tout aussi nécessaire pour mener à bien les expéditions de pêche et le commerce cérémoniel de la Kula, célébrer correctement les rites annuels du culte pour les défunts, instaurer une relation amoureuse entre jeunes gens que pour autoriser des relations sexuelles extraconjugales, seule cette dernière catégorie de rêves retient, véritablement, l'attention de Bronislaw Malinowski (1963, 1976). Car il s'agit, pour lui, de mettre au jour une hiérarchie des interdits sexuels, selon 9 Destins anthropologiques du rêve https://journals.openedition.org/terrain/3071 3 sur 14 05/03/2022 21:29 Un objet manqué, une rencontre mémorable les réactions émotionnelles que suscite l'identification de la partenaire nocturne, afin de vérifier l'existence d'un « complexe » propre aux sociétés matrilinéaires, où l'oncle maternel vient se substituer au père social ou biologique, et l'inceste frère-sœur remplacer celui entre mère et fils. Ces conclusions seront rejetées par Geiza Roheim au nom du respect des règles freudiennes d'interprétation des rêves, qui élargissent le travail onirique aux associations qu'images et récit suscitent chez le rêveur éveillé. Fonder une anthropologie psychanalytique c'est donc, avant tout, définir un usage anthropologique de l'interprétation des rêves, laquelle doit permettre à l'ethnologue de mettre au jour des usages et des coutumes autrement inaccessibles à l'observateur étranger, et uploads/Philosophie/ 1-destins-anthropologiques-du-re-ve-pdf.pdf

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