mars-avril 2009 En vingt-neuf numéros et plus de mille cinq cents pages publiée

mars-avril 2009 En vingt-neuf numéros et plus de mille cinq cents pages publiées, Le Tigre avait réussi l’exploit de ne jamais se pencher sur l’œuvre de Guy Debord. Non sans raisons, l’invocation du mouvement situationniste étant devenue, dans les médias, un poncif. Dans le dossier du volume précédent du Tigre, consacré pour une part aux textes de Julien Coupat et de ses proches, il manquait une analyse précise de la filiation entre ces derniers et les situationnistes. La voici. PAR patrick marcolini Lors de l’arrestation de Julien Coupat et des personnes accusées d’avoir saboté les lignes de la SNCF à l’automne 2008, parmi tous les noms plus ou moins fan- taisistes utilisés par la ministre de l’Inté- rieur et les services de police pour dé- crire la nébuleuse politico-idéologique à laquelle les «terroristes» appartenaient, il en est un, un seul, qui avait une cer- taine légitimité: celui d’«ultra-gauche». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce terme n’a pas été forgé pour l’occasion, comme celui, plutôt comique, d’«anar- cho-autonome». Et même si son usage a parfois été contesté par ceux qu’il était censé désigner, il possède indubitable- ment une valeur descriptive. En effet, bien qu’ils soient restés attachés au pro- jet communiste, les mouvements qu’on regroupe sous le nom d’ultra-gauche se sont toujours démarqués de l’extrême gauche par leur opposition à Lénine, à Trotski et à leurs héritiers. Ce qui parti- cularise également l’ultra-gauche, c’est 30 mars-avril 2009 la critique, voire le rejet pur et simple, des modes d’action propres à l’extrême gauche — qu’il s’agisse de l’organisa- tion en partis ou en syndicats, du par- lementarisme ou du soutien aux luttes antifascistes ou de libération nationale. L’ultra-gauche a toujours privilégié des formes d’organisation anti-hiérarchiques basées sur la démocratie directe, et la concentration de toutes ses forces en direction d’un seul but: la révolution1. C’est pourquoi il peut être dit sans exa- gérer, et peut-être même avec éloge, que Julien Coupat faisait partie de l’ul- tra-gauche, lui et ceux qui écrivaient dans la revue Tiqqun, ou dans les opus- cules auxquels son nom est resté asso- cié2. En effet, vouant aux gémonies les formations d’extrême gauche tradition- nelles, la mouvance impliquée dans Tiqqun et ses avatars successifs ne se re- connaissait que dans un Parti «imagi- naire»: le parti de ceux «qui choisissent de vivre dans les interstices du monde marchand et refusent de participer à quoi que ce soit qui ait rapport avec lui»3. Ce qui ne l’empêchait pas de reprendre la question du communisme à nouveaux frais, non pas comme système politique ou économique — «Le communisme se passe très bien de Marx. Le communisme se fout de l’URSS» — mais comme instau- ration d’une forme de communauté au- thentique: «Une chose m’est propre dans la mesure où elle rentre dans le domaine de mes usages, et non en vertu de quelque titre juridique. La propriété légale n’a d’autre réalité, en fin de compte, que les forces qui la protègent. La question du communisme est donc d’un côté de sup- primer la police, et de l’autre d’élaborer entre ceux qui vivent ensemble des modes de partage, des usages.» (L’Appel) Plus exactement — et les services de po- lice l’ont reconnu eux-mêmes4 — Tiq- qun, Coupat et alii s’inscrivaient dans la filiation de l’Internationale situa- tionniste (I.S.), un mouvement singu- lier à tous points de vue: Guy Debord, qui en fut l’un des principaux meneurs, le définissait en 1963 «à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construc- tion libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation ré- volutionnaire»5. Né dans les années 1950 de la rencontre entre plusieurs artistes issus du surréalisme et du lettrisme, ce groupe en était venu progressivement à adopter les positions politiques de l’ultra-gauche de son temps; une tra- jectoire singulière qui s’explique tout autant par sa rencontre avec certains intellectuels marxistes «hérétiques» (Henri Lefebvre, Cornelius Castoria- dis, etc.), que par son ardente re- cherche des moyens susceptibles de rendre la vie intégralement poétique, par-delà les limites que lui impose un certain ordre du monde social. Lorsque sont parus les deux premiers numéros de Tiqqun, il y a près de dix ans, la revue a instantanément été identi- fiée par tous les amateurs comme une nouvelle composante de ce petit mi- lieu qui maintient vivant, aujour- d’hui encore, l’esprit de l’I.S. Ils avaient notamment pu reconnaître dans l’ours de la revue les noms de Joël Gayraud, un habitué des cercles post-situation- nistes6, ou de Coupat lui-même, au- teur peu de temps auparavant d’un travail universitaire sur l’I.S., et re- mercié par le sociologue Luc Boltanski, qui en avait utilisé les conclusions dans un ouvrage écrit au même mo- ment7. Mais plus encore que ces noms, c’était la facture de la revue qui si- gnait son appartenance aux mouve- ments post-situationnistes: un style brûlant, mais «qui brûle à la manière de la glace», selon le mot de Baude- laire; l’usage récurrent du concept de spectacle, tel qu’il avait été élaboré par Guy Debord; une présentation belle et sobre enfin, qui tranchait avec la radicalité du propos. Il n’y manquait même pas quelques petites polémiques internes au milieu, contre telle ou telle de ses figures marquantes, Jean- Pierre Voyer ou Jaime Semprun par exemple, en parfaite conformité avec «la vieille tradition gauchiste qui con- siste à taper le plus fort possible sur les courants dont on se sent le plus proche et dont on veut à tout prix se distinguer»8. Tiqqun ressemblait ainsi à toutes ces publications sauvages dont les exem- plaires se distribuaient alors à quelques centaines dans les librairies classiques du milieu post-situationniste à Paris, telles que Actualités rue Dauphine (au- jourd’hui fermée), Un regard moderne rue Gît-le-Cœur, ou le sous-sol de la librairie Compagnie. «Théorie du Bloom», «Théorie de la Jeune Fille», «Thèses sur la commu- nauté terrible»... Qui feuillette les pages de Tiqqun aujourd’hui pensera avoir affaire à des théoristes plutôt qu’à des terroristes. Dans les pages de la revue, c’était en effet une pensée fortement nourrie de philosophie qui se dévelop- pait, inspirée par une lecture à la fois exigeante et inventive des œuvres de Hegel, Heidegger ou Carl Schmitt, mais aussi de Gilles Deleuze, Michel Foucault, Giorgio Agamben, et bien d’autres encore. Agamben justement, 1. Il n’existe en France qu’un seul ouvrage synthétique sur l’ultra-gauche, celui de Christophe Bourseiller, malheureusement entaché d’un certain nombre d’erreurs et de mésinterprétations: Histoire générale de l’ultra-gauche, Denoël, 2003. 2. La revue Tiqqun a connu deux numéros (février 1999, octobre 2001); plusieurs textes en ont été extraits et repris à part chez divers éditeurs. Un Appel a ensuite été diffusé anonymement en 2004, L’Insurrection qui vient étant publié en 2007 aux éditions La Fabrique sous la signature du «Comité invisible». À signaler aussi: une préface à un recueil d’écrits de Blanqui paru également à La Fabrique en 2006 (signée « Quelques agents du Parti imaginaire »), et tout dernièrement un tract assez long du Comité invisible, intitulé «Mise au point» et diffusé depuis fin janvier 2009. Tous ces documents sont consultables sur { http://bloom0101.org }. 3. Pour reprendre quelques-unes des formules des «Thèses sur le Parti imaginaire» dans le no 1 de Tiqqun. 4. La sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, dans son rapport au procureur de Paris, écrit que la pensée de Julien Coupat s’est formée «à l’école du situationnisme, mouvement anarchiste international prônant la lutte contre les structures actuelles de la société» Ce rapport est consultable sur { www.mediapart.fr/files/PV-TGV.pdf }. 5. Guy Debord, Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art, texte repris dans ses Œuvres, Quarto Gallimard, 2006, p. 647. 6. Joël Gayraud est aussi connu pour avoir attaché son nom à la traduction en français des écrits de la section italienne de l’I.S. (parue aux éditions Contre-Moule en 1988) ainsi qu’à celle, plus classique, des œuvres de Giacomo Leopardi. Il est par ailleurs membre du Groupe surréaliste de Paris. À noter que La Peau de l’ombre, l’essai poético- politique qu’il a fait paraître aux éditions José Corti en 2004, relève également d’un certain esprit «tiqqunien». 7. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. Le travail de Julien Coupat s’intitulait pour sa part Perspective et critique de la pensée situationniste (mémoire de DEA «Histoire et civilisations», sous la direction de Nicolas Tertulian, EHESS, Paris, 1996-1997). 8. Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, 2004. ANALYSE DE L’INTERNATIONALE SITUATIONNISTE À L’INSURRECTION QUI VIENT 31 mars-avril 2009 qui était devenu un ami de Guy De- bord au début des années 1990, et qui tenait le travail de la revue en grande estime9, avait fini par nouer des liens assez étroits avec plusieurs de ses rédac- teurs: Julien Coupat, bien sûr, dont il a publiquement pris la défense; Joël Gayraud, devenu son traducteur en France; ou encore Fulvia Carnevale, avec laquelle il eut l’occasion de tenir séminaire commun à Venise10. Hom- mage discret uploads/Philosophie/ marcolini-patrick-heritiers-situationnistes-tiqqun-comite-invisible.pdf

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