De la physique à l’éthique Extrait d’entretien avec Mario Bunge, Montréal 31 Ma

De la physique à l’éthique Extrait d’entretien avec Mario Bunge, Montréal 31 Mars 1988 Note au lecteur : La forme du langage parlé a été conservée. Pour de plus amples informations sur l’œuvre immense de Mario Bunge, que nous n’avons fait qu’effleurer, voir à la fin de l’entretien. SC : Dans les années 40-50 vous avez travaillé prof. Bunge, comme physicien puis sans délaissé cette discipline vous êtes passé à la philosophie. Vous avez toujours essayé d’élaborer une vision ou interprétation réaliste de la physique moderne. Pourriez-vous, pour commencer, expliquer comment ce passage s’est-il fait? Mario Bunge : Bon. En vérité c’est l’inverse qui s’est passé. C'est-à-dire que quand j’étais élève au secondaire, je me suis intéressé à la philosophie et en particulier à la philosophie de la physique. Je me suis rendu compte que pour faire une philosophie de la physique, il fallait connaitre cette physique et c’est pourquoi je l’ai étudié plutôt que d’étudier la philosophie. Je suis alors devenu professeur titulaire de physique, spécialisé en physique quantique relativiste et non-relativiste. Ma thèse, en effet, portait sur la mécanique quantique relativiste. Quant à la philosophie, je l’ai étudié pour mon propre compte. J’ai même, pendant la dernière année de la guerre, publié la revue Minerva qui était dédiée à la critique de la philosophie irrationaliste importée de l’Allemagne et qui avait envahi la France - première victime de cette philosophie, de l’existentialisme, de la phénoménologie etc. Donc, j’ai lu beaucoup de livres philosophiques pour mon propre compte et j’ai publié quelques articles à ce sujet. Quant à la mécanique quantique, j’avais adopté l’interprétation officielle dite de Copenhague. Mais au cours de mes travaux, j’ai vu tout d’un coup, que l’interprétation semi-subjectiviste ne marchait pas. Par exemple dans le cas d’un électron libre, ou d’un système quantique, – qui n’est soumis à aucune force extérieure et en particulier à l’action d’un appareil de mesure – comment se fait-il que presque chaque fois que l’on calcule, disons, les valeurs propres des états propres du système, on ne tient pas compte de l’existence de l’appareil de mesure? Ainsi, quand on calcule les niveaux d’énergie d’un atome ou d’une molécule, on ne prend pas en compte dans l’Hamiltonien qu’il s’agit d’un système qui interagit avec l’appareil de mesure. Je me suis dit alors, que l’interprétation de Copenhague néglige quelque chose d’important. Il m’a fallu 13 ans pour arriver à ma propre interprétation. Au début, j’étais enthousiasmé par la théorie de Bohm concernant les variables cachées; je l’ai même enseigné dans plusieurs cours de mécanique quantique et les étudiants étaient aussi enthousiastes que moi. On avait le sentiment de comprendre, enfin, la mécanique quantique. Mais, je me suis rendu compte que la théorie de Bohm ne permettait de prédire ni d’expliquer rien de nouveau, de plus ce n’était pas une théorie complètement déterministe, puisque les probabilités, c’est-à-dire les fonctions d’ondes, sont calculées d’une façon complètement indépendante des trajectoires. Je me suis, alors, désillusionné et comme je l’ai dit il m’a fallu 13 ans pour arriver à une théorie propre que j’ai exposé en 1967 dans mon livre « Foundations of physics » et par la suite en partie, en 1973, dans mon livre « La philosophie de la physique ». Dans cette interprétation réaliste, j’accepte le formalisme mathématique de la théorie des quanta, mais elle ne satisfait pas dans ce sens les exigences d’Einstein. Einstein voulait, à mon avis, deux choses. Tout d’abord, il voulait une théorie complètement objective et réaliste et ensuite qu’elle soit classique sans notion de probabilité ou au moins tâcher de déduire ces probabilités à partir de quantités, de variables non-probabilistes. Il pensait que les choses, les entités physiques avaient des propriétés bien définies, tandis que dans la mécanique quantique, sauf exception, les choses ne possèdent pas des propriétés bien définies; elles sont plutôt dans une superposition d’états (ou de fonctions propres) qui sont, quant à eux, bien définis. Mais quand j’ai terminé mon livre, je me suis rendu compte qu’il restait toute une série de problèmes philosophiques non résolus. Par exemple, le problème de la signification, le problème de la vérité partielle qui sont des problèmes sémantiques. J’ai pris, alors, conscience de la nécessité de construire une sémantique de la science qui n’existait pas encore. Et puis il fallait aussi une ontologie de la science, c’est-à-dire une théorie générale des choses, une sorte de métaphysique, mais une métaphysique à la page. Donc des problèmes sémantiques existent concernant la signification etc. Pour bien vous suivre, pouvez-vous donner plus de détails? MB : Bon. La sémantique – qui est la théorie de la signification, de la référence, de la vérité etc. – était entre les mains des logiciens et des mathématiciens qui ne s’occupaient pas des problèmes qui intéressent les scientifiques, les physiciens ou les sociologues par exemple. La physique quantique se réfère à des objets physiques, ou plutôt à des observations etc. Et la sémantique élaborée par les logiciens et les mathématiciens n’était pas en mesure de répondre à ces questions. Il fallait donc bâtir une théorie de la référence, du sens ou du contenu d’une proposition, une théorie de la réalité partielle qui est celle qui nous intéresse et que nous pouvons atteindre par les sciences. Ce n’est pas le même cas que celui de la logique ou des mathématiques où les propositions sont ou complètement vraies ou complètement fausses. On a dans les sciences de la nature, dans les sciences sociales des approximations, on a des vérités partielles d’où la nécessité de bâtir une théorie de la réalité partielle. En résumé, voulez-vous dire que les gens qui ont travaillé sur la philosophie du langage n’ont voulu voir dans la plupart des problèmes que des problèmes formels, des problèmes de langage et ils n’étaient pas intéressés de savoir s’il existait au-delà du langage une réalité? Voilà le premier point. Exactement. Je me suis acharné, alors, à bâtir une sémantique réaliste et les résultats constituent les deux premiers volumes de mon traité de philosophie. Et quel en est le contenu? C’est un peu technique. En tout cas je propose des outils pour analyser, pour identifier les référents d’une théorie scientifique quelconque et aussi pour voir qu’elle est son sens. C’est assez technique car c’est une branche de la philosophie exacte, c’est-à-dire pas une branche de la philosophie « à la Française » qui est presque complètement littéraire et antiscientifique. C’est une philosophie faite à l’aide d’outils mathématiques et pas seulement logiques comme l’algèbre abstraite, la topologie etc. C'est-à-dire que ce n’est pas une philosophie de la mathématique mais une philosophie mathématique. Vous êtes donc parti de la supposition de l’existence d’une réalité au-delà des mots. Pour vous il n’y a science que si l’on pose l’existence d’une réalité séparée, sinon de quoi la science traiterait! Exactement, car on ne va pas chercher, on va inventer. Ici plusieurs problèmes se posent. Revenons à la mécanique quantique. Qu’elle est la part prise par l’observateur selon votre conception? Bon. D’abord en physique, l’observateur n’existe pas, ce qui existe ce sont ses moyens d’observation ou d’expérimentation et qui sont des systèmes physiques. La physique ne s’occupe pas de l’observateur avec ses pensées, ses motivations etc. Son activité peut être étudiée par la psychologie ou par la sociologie. Donc, l’observateur observe, fait des expériences, des mesures, des calculs etc. Et la physique s’occupe uniquement de l’aspect physique des choses, du monde réel. Parlez-vous de la période d’avant la mécanique quantique ou même d’après? Même après. C’est-à-dire que si on axiomatise les postulats en mécanique quantique, comme je l’ai fait dans mon livre « Foundations of physics », on se rend compte que la théorie se réfère exclusivement aux objets physiques et qu’il n’y a pas dans la théorie aucune référence aux intentions, aux idées, à l’image que se fait le physicien des choses qu’il étudie. Mais pourtant il perturbe la réalité… Non, pas nécessairement. Comme Wolfang Pauli l’a reconnu - et en dépit de son adhésion à l’interprétation de Copenhague – il avait distingué entre deux sortes de mesures ou d’observations : Celles qui sont pénétrantes (obtrusives) et celle non-pénétrantes. C’est-à-dire, celles qui altèrent, qui modifient l’état de la chose observée et celles qui ne l’altèrent pas. Par exemple, quand vous observez la lumière émise par le soleil à l’aide d’un spectroscope alors vous n’altérez pas la lumière, sa longueur d’onde reste la même. Par contre, quand vous polarisez cette lumière, vous produisez une modification. Quand vous effectuez une mesure, sur le spin d’un électron, vous modifiez son état. Mais, quand on observe la radiation émise par un atome, alors ni l’atome, ni la radiation ne sont modifiés. Mais même quand on altère l’état de la chose mesurée – quand l’observateur fait une expérience qui n’est pas une simple observation – le physicien représente cela de façon strictement physique. Il écrit, par exemple, un Hamiltonien qui contient non seulement l’énergie de la chose observée mais aussi un terme représentant l’interaction (ou l’action) avec l’observateur et qui est une action purement physique et qui n’a uploads/Philosophie/ mario-bunge-de-la-physique-a-l-x27-ethique-1988.pdf

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