MATHÉMATIQUES, MUSIQUE ET PHILOSOPHIE DANS LA TRADITION AMÉRICAINE : LA FILIATI

MATHÉMATIQUES, MUSIQUE ET PHILOSOPHIE DANS LA TRADITION AMÉRICAINE : LA FILIATION BABBITT/LEWIN1 Moreno ANDREATTA IRCAM/CNRS/UPMC [Draft. Article à paraître dans un numéro spécial de la Revue PSL (Paris Sciences et Lettres) sur « Mathématiques, Musique et Philosophie », Ch. Alunni, M. Andreatta et F. Nicolas (dir.), 2012] RÉSUMÉ : Nous présentons quelques aspects théoriques et métathéoriques de la tradition américaine - du sérialisme intégral de Milton Babbitt aux réseaux transformationnels d’Henry Klumpenhouwer - en essayant d’en discuter les hypothèses épistémologiques sous-jacentes et les implications philosophiques qui dérivent d’une telle démarche, aussi bien pour la théorie que pour l’analyse musicale. Le positivisme logique du Cercle de Vienne a eu historiquement une influence directe dans l’émergence d’un paradigme mathématique en théorie de la musique aux Etats-Unis, comme le confirme une analyse comparée des principes de bases des deux courants de pensée. Cependant, la réflexion théorique de Milton Babbitt ainsi que la démarche transformationnelle de David Lewin dépassent, à notre avis, largement le paradigme langagier qui sous-tend le néopositivisme et engagent d’autres formes de relations entre la musique et les mathématiques. Pour cela nous allons nous appuyer tout d’abord sur la dualité entre l’objectal et l’opératoire à la base, selon l’épistémologue français Gilles-Gaston Granger, de tout concept philosophique. Deux exemples de cette dualité nous semblent particulièrement pertinents en ce qui concerne la tradition américaine : la notion de Twelve- Tone System chez Babbitt et celle de Generalized Interval System chez Lewin. Nous esquisserons en conclusion les principes de base d’une interprétation de l’analyse transformationnelle et, en particulier, des réseaux de Klumpenhouwer (K-nets) à l’aide de la théorie (mathématique) des catégories ainsi que les conséquences théoriques et philosophiques d’une telle formalisation. MOTS-CLÉS : tradition américaine, positivisme logique, théorie transformationnelle, Klumpenhouwer Networks, phénoménologie Il y a plusieurs raisons pour essayer de discuter les orientations théoriques et philosophiques sous-jacentes à ce qu’on appelle désormais couramment la « tradition américaine » et qui motivent la réflexion qui nous guide dans cet article. Il y a tout d’abord un intérêt historique, car l’histoire de la tradition américaine et ses multiples orientations théoriques n’a pas encore été écrite. À cette perspective historique s’ajoute, tout naturellement, un intérêt épistémologique, dû au fait qu’il y a très peu d’études sur les hypothèses philosophiques qui guident la démarche théorique, analytique et compositionnelle des théoriciens de la tradition américaine. Une analyse des « hypothèses philosophiques » qui ont accompagné l’évolution de la pensée théorique, de Milton Babbitt à David Lewin et jusqu’à nos jours, peut permettre de mieux comprendre la portée et les limites des concepts développés par ce que l’on proposera d’appeler la filiation Babbitt/Lewin. De plus, cette démarche à la fois historique et 1 Ce texte est une version remaniée de l’intervention de l’auteur au Séminaire Mathématiques/Musique & Philosophie (18 novembre 2006) qui intègre des éléments issus des nombreuses discussions qui ont marquées les trois saisons du séminaire, ainsi que des publications ayant vu le jour entretemps. Un enregistrement vidéo de l’intervention est disponible sur le site de la diffusion des savoirs de l’ENS (http://www.diffusion.ens.fr/). Nous remercions Fançois Nicolas pour nous avoir poussé à mieux préciser notre position vis-à-vis du positivisme logique, dont le rôle joué dans les théories mathématiques de la musique n’a pas encore été entièrement élucidé. Nous tenons à remercier tout particulièrement Pierre de Chambure pour nous avoir guidé, avec ses conseils, ses notes de lecture et ses traductions, dans la tentative de répondre à cette question. épistémologique offre également un intérêt « prospectif » car à partir d’une réflexion sur la (ou les) philosophie(s) ayant eu une influence directe sur la démarche des théoriciens de la musique des années 1960, on pourra, peut-être, essayer de donner une réponse à une interrogation qui reste ouverte, à savoir2 « Quelle philosophie pour la (une) théorie (mathématique) de la musique d’aujourd’hui ? » Plus particulièrement, nous sommes intéressés par la question suivante : « Quelle orientation philosophique sous-tend la tradition américaine ainsi que les approches théoriques et analytiques s’inscrivant dans la filiation de la réflexion de Milton Babbitt sur le système dodécaphonique ou de David Lewin sur le système d’intervalles généralisés ou dans d’autres démarches, comme l’approche catégorielle en théorie mathématique de la musique (Mazzola, 2002) permettant, notamment, de généraliser certains concepts et constructions de la tradition américaine ? » Autrement dit, y a-t-il une « philosophie spontanée » outre le positivisme logique3 pour la tradition américaine et les approches catégorielles proposées parallèlement en Europe en théorie mathématique de la musique ? Ce sont des questions qui resteront ouvertes mais dont on essaiera de montrer la richesse pour la réflexion philosophique contemporaine sur le rapport mathématiques/musique en discutant tout d’abord l’influence de la philosophie analytique et du positivisme logique aux débuts de la formalisation mathématique de la musique chez les théoriciens de la tradition américaine pour ensuite pointer les limites d’une telle réduction en proposant une possible lecture philosophique d’une approche algébrique ou catégorielle en musique. Cependant, avant d’avancer des interprétations d’ordre philosophique, commençons par mieux préciser un terme que nous avons employé jusqu’ici de façon informelle, celui de « tradition américaine ». La tradition américaine : les acteurs et les « communautés4 » Peu d’approches théoriques et analytiques ont joué un rôle aussi central dans la musicologie systématique développée aux Etats-Unis que celles issues des réflexions de Milton Babbitt sur le système dodécaphonique, de la Set Theory d’Allen Forte et de la théorie transformationnelle de David Lewin. Les trois approches relèvent d’une démarche que l’on 2 Il s’agit, en effet, d’une question cruciale, s’il est vrai qu’elle sera la question autour de laquelle s’articulera la sixième saison du séminaire MaMuPhi (2008-2009). 3 Comme semble le soutenir François Nicolas dans sa double déconstruction de la music theory (Nicolas, 2007a et 2007b). 4 Nous utilisons ce terme en analogie avec le concept de « communauté scientifique » chez Thomas Kuhn (1962). C’est une notion qu’on utilise couramment lorsque l’on cherche à retracer l’histoire d’un courant de pensée. Par exemple Ralf Krömer, dans son ouvrage Tool and object. A history and philosophy of Category theory (Birkhäuser, 2007), est confronté au problème de caractériser une communauté, celle des théoriciens des catégories, dont les frontières sont parfois très floues (à cette communauté peuvent appartenir des mathématiciens qui travaillent sur la théorie de l’homologie, sur la topologie ou sur la géométrie algébrique, sur la logique, etc.). De même, les frontières de la communauté des théoriciens de la musique appartenant à la tradition américaine, surtout en ce qui concerne les outils employés et les domaines analytiques visés, sont multiples, allant de l’utilisation des catalogues d’accords pour l’analyse de la musique atonale jusqu’au déploiement d’un arsenal algébrique pour l’analyse de la musique tonale (théories diatoniques et néo-riemanniennes), en passant par la création d’outils « mobiles », susceptibles d’être appliqués aussi bien – comme on verra – au répertoire tonal ou atonal (réseaux de Klumpenhouwer). D’autres applications musicales des concepts kuhniens de « communauté scientifique », ainsi que celui de « paradigme », ont été discutées par Antonio Lai dans un ouvrage qui montre également les limites du positivisme logique en musique (Lai, 2002). qualifiera de « set-théorique », ce néologisme englobant à la fois la réflexion autour du sérialisme généralisé de l’école de Princeton (en particulier autour de la revue Perspectives of New Music), de la théorie des ensembles appliquée à l’analyse musicale (autour de la revue Journal of Music Theory à l’université de Yale) et les généralisations de la Set Theory « classique » par David Lewin. On insistera beaucoup sur cette dernière, car elle est à l’origine, comme on verra, d’un véritable « tournant » en analyse musicale5. Comme nous l’avons mentionné, la tradition américaine englobe également les théories « diatoniques » et les théories néo-riemanniennes, deux approches théoriques et analytiques dont il est souvent très difficile de distinguer les frontières respectives. Les théories diatoniques, développées initialement à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler « l’école de Buffalo » (par John Clough et ses collègues6), visent à comprendre quelles sont les propriétés structurelles de la gamme diatonique faisant son « unicité » à l’intérieur d’un tempérament donné (tempérament qui ne doit pas nécessairement être égal !). Les théories diatoniques appartiennent, de facto, aux approches « set-théoriques » classiques, comme le montre le fait que John Clough et ses collègues ont utilisé les mêmes techniques décrites par Allen Forte dans son ouvrage théorique de référence (Forte, 1973). À la différence de la théorie diatonique, les approches néo-riemanniennes relèvent, elles, de la démarche transformationnelle inaugurée par David Lewin et « formalisée » sous la forme d’un traité théorique dans l’ouvrage Generalized Musical Intervals and Transformations (Lewin, 1987). Une des caractéristiques majeures de la tradition américaine est l’attention portée à la théorie de la musique [music theory]. Dans une étude sur l’émergence des structures algébriques en musique et musicologie du XXe siècle (Andreatta, 2003), j’avais essayé de suivre, toujours à l’intérieur de la tradition américaine, l’évolution du concept de « théorie musicale » (musical theory) vers celui de music theory en tant que « théorie de la musique uploads/Philosophie/ mathematiques-musique-et-philosophie.pdf

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