Cahiers « Mondes anciens » Histoire et anthropologie des mondes anciens 11 | 20
Cahiers « Mondes anciens » Histoire et anthropologie des mondes anciens 11 | 2018 La « civilisation » : critiques épistémologique et historique L’invention de l’« enthousiasme » poétique The Invention of Poetic “Enthousiasm” Michel Briand Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/mondesanciens/2113 DOI : 10.4000/mondesanciens.2113 ISSN : 2107-0199 Éditeur UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques Référence électronique Michel Briand, « L’invention de l’« enthousiasme » poétique », Cahiers « Mondes anciens » [En ligne], 11 | 2018, mis en ligne le 13 mars 2018, consulté le 10 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/mondesanciens/2113 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mondesanciens.2113 Ce document a été généré automatiquement le 10 décembre 2020. Les Cahiers « Mondes Anciens » sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. L’invention de l’« enthousiasme » poétique The Invention of Poetic “Enthousiasm” Michel Briand L’invention de l’« enthousiasme » poétique 1 L’étude présentée ici relève d’une recherche menée en plusieurs étapes : dans une analyse plus ancienne, ici remise à jour (Briand 2000), on s’est intéressé d’abord à l’histoire sémantique de l’adjectif ἔνθεος et des termes apparentés, puis, d’une autre manière et à plusieurs reprises, aux multiples enjeux, esthétiques, éthiques, rituels et anthropologiques de l’inspiration poétique (par exemple Briand 2014), en particulier aux époques archaïque et classique grecques, et à ce qu’on s’est permis d’appeler le « moment platonicien », tels que les critiques modernes ont pu l’établir en argument d’autorité parfois simplifié mais aussi tel qu’il se constitue, dans un ensemble textuel souvent plus polyphonique, voire ironique, que sa réputation. La réflexion collective présentée dans ce volume sur les notions d’« invention » et de « civilisation » est une autre occasion de rouvrir à nouveaux frais, avec d’autres implications d’ordre plus épistémologique, ce riche dossier de l’ « enthousiasme » poétique. 2 La notion d’« invention » est elle-même complexe. Dans un premier sens, qu’on pourra observer plus loin, elle relève d’une rétrospection évolutionniste, c’est-à-dire d’un regard porté sur un passé interprété et jugé à partir du présent et de catégories contemporaines réputées allant de soi. Par exemple, des savants du début du XXe siècle ont pu affirmer que les Grecs d’époque classique étaient « daltoniens » (color-blind) à l’égard de certaines distinctions chromatiques (bleu – vert, vert – jaune, …), du fait de leur vocabulaire distinguant surtout blanc – noir – rouge : le chromatisme est alors promu au rang de critère principal, voire unique, pour la structuration d’un champ conceptuel où pourtant les effets de luminosité et de matière comptaient autant (Grand-Clément 2011). Évolutionnisme peut ainsi rimer avec essentialisme, en référence à des modes de perception ou catégories de pensée modernes, devenues le résultat d’une évolution L’invention de l’« enthousiasme » poétique Cahiers « Mondes anciens », 11 | 2018 1 souvent linéaire et dégageant un mouvement de progrès dépouillant peu à peu la « raison », la « science » ou encore le « naturel » de ce qui faisait des productions culturelles des Grecs anciens autre chose que des inventions fondatrices, par exemple des pratiques ou représentations liées à un contexte anthropologique, relatives et diverses, à historiciser et mettre en perspective critique. On trouve quelque chose d’analogue dans des dénominations préfixées en pré-, comme Présocratiques, ainsi définis par rapport au Socrate de Platon, d’ailleurs souvent leur contemporain (Dixsaut et Brancacci 2012) : on préfèrera désormais les appeler Préplatoniciens (Laks et Most 2016). Le paradoxe est significatif, pour des objets d’étude construits comme originels et pourtant similaires, ou en voie de l’être, à ce qui caractériserait la modernité. Considérer qu’une catégorie contemporaine résulte d’une invention fondatrice, typique des origines de « notre civilisation », revient à effacer les « écarts » (Dupont 2014), en laissant informulée la tension entre évolution et revendication d’une permanence originelle. De même pour la proclamation d’universalité de notions considérées comme communément humaines et typiquement grecques classiques, puisque, en grossissant le trait, pour une part du grand public, voire encore pour certains chercheurs, en général implicitement, sinon involontairement, la « civilisation » grecque serait « la » civilisation, ainsi que Platon « la » philosophie. Enfin, un usage complémentaire, non évolutionniste, de la notion d’« invention » permettra, nous l’espérons, de la complexifier, en montrant que Platon lui non plus, dans ses textes mêmes plutôt que dans l’idée qu’on a pu s’en faire, n’est guère l’autorité systématique et monologique dont on se réclame pour appuyer l’idée d’une inspiration poétique excluant totalement le savoir : l’étude de Platon peut aussi relever de l’écart. 3 Dans cette perspective, on propose l’étude du cas particulier de la création poétique comme processus, retraduite souvent, dans la doxa la plus répandue, en termes d’inspiration (souffle, emportement, extase, savoir transcendant) et d’enthousiasme (possession, transe, rituel sacré), et constamment référée, en argument d’autorité, à l’Antiquité grecque et parfois latine, et à un caractère originel dionysiaque, orphique, mystérieux, féminin, irrationnel, oriental, en même temps qu’associée, paradoxalement, aux origines de la raison, de la démocratie, du tragique, de la philosophie. Pourtant, comme M. Foucault sur la sexualité, on peut faire une histoire de la création poétique et de ses représentations, avec effets de généalogie, epistemai et tensions dialectiques, focalisée sur un contexte limité ou large : pour Penelope Murray (1989, 2006, 2015) ou Sylvie Perceau (2002, 2011, 2014, voir aussi Ford 2002, Brillante 2009, Halliwel 2011) la création poétique en Grèce archaïque et classique, selon les poètes mêmes, conjugue inspiration, vive mais rarement « enthousiaste », et savoir artisanal, cognition et sensibilité, interaction et subjectivité. Les résultats obtenus par cette philologie critique contrastent avec la doxa évoquée plus haut, voire avec une philologie moins réflexive. Pour historiciser ce contraste, on suit ici un parcours en trois étapes, à partir de la référence doxique à un modèle unique de l’inspiration poétique, à la fois considérée comme une invention fondatrice de l’Antiquité grecque et processus d’extase / possession, sans savoir technique autonome : - une comparaison entre des représentations communes sur l’« enthousiasme » poétique, et des travaux d’antiquisants « non critiques », pour qui il s’agit à la fois de la manifestation d’un souffle divin, voire d’une possession, et d’un universel classique ; - une étude de mots grecs en contexte, distincts des désignations modernes qui en sont issues, comme Claude Calame (1991) l’a montré pour μῦθος, qui ne signifie pas « mythe » : L’invention de l’« enthousiasme » poétique Cahiers « Mondes anciens », 11 | 2018 2 ἔνθεος et ἐνθουσιασμός, en relation avec d’une part θεῖος, d’autre part μάντις et προφήτης ; - un retour sur le moment où la notion moderne d’enthousiasme comme possession s’élabore, chez Platon et surtout chez ses commentateurs, anciens puis modernes. 4 Il s’agit aussi de rappeler que, antérieures au « moment » hellénistique (Briand 2014) et à l’« invention de la littérature » (Dupont 1994), les conceptions grecques archaïques et classiques de l’énonciation poétique ne dissocient pas technique artisanale et inspiration, et ce dernier terme se définit par des modalités précises et diverses, mises en scène par les poètes mêmes, comme le montre Claude Calame (2000) sur l’énonciation énoncée dans/par la poésie ou sur les images méta-poétiques, souvent artisanales (Nünlist 1998). L’« enthousiasme » en tant que participation à un échange de souffle sacré, non complété dialectiquement par une tekhnê active, relève de l’histoire des idées modernes, certes fondée sur des représentations anciennes, par exemple dans l’Ion de Platon, mais simplifiées, voire primitivisées ou naturalisées, par une illusion rétrospective inspirant à son tour des œuvres contemporaines importantes (par exemple dans les arts de la scène, Briand 2010 et 2016, Tragédie d’Olivier Dubois, 2014, ou Inferno de Romeo Castellucci, 2008). On peut penser à Nietzsche défendant à la fois sa dialectique, en fait peu grecque, de l’apollinien et du dionysiaque, comme moteur majeur de la tragédie grecque en tant que drame musical et œuvre d’art totale propre à revivifier la modernité, et une fonction critique et comparatiste de l’inactualité ou de l’intempestivité (Briand 2015). L’illusion rétrospective n’est guère évitable, et peut être utile, par exemple pour dégager des invariants anthropologiques, mais à condition de finir par être explicite et raisonnée, comme l’anachronisme en histoire selon Nicole Loraux (1993). L’enthousiasme poétique : une doxa à la fois populaire et savante 5 Sur la réception de l’Antiquité classique, comme référence communément diffusée, on peut prendre en exemple les notices de l’encyclopédie collaborative en ligne Wikipedia, surtout en anglais1, plus détaillées souvent que dans d’autres langues. On cite ici la partie de la notice Enthusiasm décrivant l’histoire antique de la notion, au début du chapitre Historical usage. The word “enthusiast” was originally used to refer to a person possessed by a god. It comes from the Greek word ἐνθουσιασμός from ἐν and θεός and ουσία, meaning possessed by god’s essence, applied by the Greeks to manifestations of divine possession, by Apollo (as in the case of the Pythia), or by Dionysus (as in the case of the Bacchantes and Maenads), the term enthusiasm was also used in a transferred or uploads/Philosophie/ l-x27-invention-de-l-x27-enthousiasme-poetique-the-invention-of-poetic-quot-enthousiasm-quot-michel-briand.pdf
Documents similaires










-
63
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 14, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3407MB