Le monde de Pierre Bourdieu : Éléments pour une théorie sociale des Relations i
Le monde de Pierre Bourdieu : Éléments pour une théorie sociale des Relations internationales FRÉDÉRIC MÉRAND Université de Montréal VINCENT POULIOT Université McGill Cet article jette un regard original sur les débats qui animent la disci- pline des Relations internationales ~RI! à la lumière de la pensée du socio- logue français Pierre Bourdieu. Ambitieuse tentative de réconcilier les grandes traditions sociologiques en une théorie systématique de l’action sociale, l’œuvre de Bourdieu figure au programme obligatoire de la plu- part des départements de sociologie. Celui qui fut le sociologue le plus cité par ses contemporains n’a pourtant eu, hors du milieu universitaire français, qu’une influence assez limitée dans le monde des RI, à domi- nante anglo-américaine.1 Il est vrai qu’à l’exception de ses travaux sur la «circulation internationale des idées», Bourdieu s’est peu penché sur les questions dépassant le cadre national. Pourtant, en mettant de l’avant une théorie sociale aussi riche que provocante, son œuvre propose des réponses concrètes à plusieurs interrogations épistémologiques, méthodologiques et conceptuelles qui préoccupent l’ensemble des sciences sociales. Au moment où souffle un vent d’aggiornamento sur les RI, avec la lente pénétration du constructivisme dans le «mainstream», cet article vise à baliser ainsi qu’à nourrir le dialogue entre le «monde» de Bourdieu et celui de la théorie des RI. En allongeant l’ombre portée de Bourdieu pour confronter sa pensée aux principaux débats en RI, nous approfondissons une réflexion déjà Remerciements : Les auteurs remercient Anna Leander, Catherine Goetze et trois évaluateurs anonymes de la Revue pour leurs précieux commentaires. Frédéric Mérand, Département de science politique, Université de Montréal, C. P . 6128, succursale Centre-ville, Montréal ~Québec! H3C 3J7; frederic.merand@ umontreal.ca Vincent Pouliot, Département de science politique, Université McGill, 855 rue Sher- brooke Ouest, Montréal ~Québec! H3A 2T7; vincent.pouliot@mcgill.ca Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique 41:3 (September/septembre 2008) 603–625 doi:10.10170S0008423908080748 © 2008 Canadian Political Science Association ~l’Association canadienne de science politique! and0et la Société québécoise de science politique entamée par quelques auteurs dits «critiques». Les travaux de Richard Ashley ~1984! et de Michael Williams ~2007!, par exemple, se servent de la notion bourdieusienne de «pouvoir symbolique» pour interroger les fondements théoriques du néoréalisme. Dans un même ordre d’idées, Didier Bigo et l’«École de Paris» combinent la notion de champ dévelop- pée par Bourdieu à l’analyse de discours foucaldienne pour mettre en évidence les pratiques de production du danger et de la menace par les professionnels de l’~in!sécurité ~Bigo, 1996, 2005; Huysmans, 2002!. Une poignée d’autres études, qui seront discutées ci-après, démontrent aussi l’apport de la sociologie de Bourdieu à l’analyse de la politique mondi- ale. Dans cet article, nous poussons la réflexion plus loin sur deux points principaux. Premièrement, aussi riches soient-ils, les travaux existants mobilisent souvent un seul aspect de la théorie sociale de Bourdieu sans proposer une évaluation d’ensemble des complémentarités possibles avec les diverses théories en RI. À l’opposé, cet article prend une perspective aussi large que possible en discutant des principaux enjeux disciplinaires à travers la loupe bourdieusienne. Notre objectif n’est pas tant de pro- poser des solutions toutes faites ou définitives, mais bien de jeter une lumière nouvelle sur les débats théoriques complexes que suscite l’étude de la politique mondiale. Deuxièmement, les quelques auteurs qui se réfèrent à Bourdieu en RI appartiennent souvent à une mouvance critique qui ne partage pas notre ambition d’atteindre le cœur de la discipline et de ses approches dominantes. S’il est indéniable que la sociologie de Bour- dieu mène in fine à une posture intellectuelle de réflexivité, nous n’y voyons pas là de raison de présumer d’une incommensurabilité radicale avec le «mainstream» disciplinaire. Pour que la sociologie de Bourdieu contribue à indiquer les éléments de base d’une théorie sociale de la poli- tique mondiale, il importe d’établir une conversation interparadigma- tique aussi ouverte qu’inclusive. La sociologie de Pierre Bourdieu ne se laisse pas facilement com- partimenter dans l’une ou l’autre des classifications théoriques de la sociologie classique et contemporaine. Par exemple, il n’est pas aisé de savoir duquel des trois pères fondateurs de la discipline – Durkheim, Marx ou Weber – Bourdieu se rapproche le plus, tant son esprit synthétique s’est librement inspiré de la pensée de chacun. Pour lui, la sociologie ne peut progresser «qu’à condition de faire communiquer des théories opposées, qui sont souvent constituées les unes contre les autres» ~Bour- dieu, 1980 : 24!. Au risque de schématiser, on pourrait dire que Bour- dieu hérite de Marx une vision du monde faisant de la domination, des rapports de force et des conflits des données fondamentales et irréduc- tibles des sociétés humaines. De Durkheim, Bourdieu retient surtout la sociologie des formes symboliques ~schèmes de pensée, culture! et le holisme méthodologique. Finalement, Weber inspira les travaux de Bour- dieu, notamment par rapport à l’économie des phénomènes sociaux ~par 604 FRÉDÉRIC MÉRAND AND VINCENT POULIOT exemple, la religion! et à la dimension cognitive des principes struc- turants tels que la puissance, la hiérarchisation et la légitimité ~Brubaker, 1985!. Cette volonté de n’appartenir à aucun courant théorique et le refus des alliances académiques auront valu à Bourdieu un feu croisé de cri- tiques. Il s’est pourtant risqué dans une interview à qualifier sa sociolo- gie de «constructivisme structurel» ~Bourdieu, 1987 : 147!. De fait, il existe chez Bourdieu un intérêt marqué pour les systèmes de sens ~cul- ture, symboles, idéologies, éducation, goûts! qui n’est pas sans rappeler l’importance accordée à l’intersubjectivité par le constructivisme et la sociologie de la connaissance. Toutefois, chez Bourdieu ~comme chez Marx!, ce sont les conditions sociales d’existence qui déterminent, en partie du moins, les formes individuelles et collectives de pensée. La cen- tralité des structures objectives de domination et des trajectoires his- toriques permet donc à Bourdieu de situer le caractère cognitif de la vie sociale à l’intérieur d’un ensemble spatial et temporel plus vaste. S’il fallait se risquer d’entrée de jeu à positionner Bourdieu au sein des grandes théories des RI, il serait probablement indiqué de com- mencer par celles qui s’en démarquent le plus. À coup sûr, Bourdieu se situe loin de la théorie ~néo!libérale des RI ~Moravcsik, 1997; Keohane, 1984!. Non seulement refusait-il avec véhémence la philosophie poli- tique qui sous-tend l’individualisme méthodologique ~Bourdieu, 1998!, mais il rejetait avec autant de fermeté le conséquentialisme de la théorie des choix rationnels. Cette seconde objection éloigne aussi Bourdieu des néoréalistes à la Waltz ~1979! pour qui le modèle microéconomique fait office de micro-fondation universelle. Cependant, de par leur intérêt soutenu pour les rapports de force et la dialectique, les écrits de certains Résumé. Cet article jette un regard original sur les débats contemporains en Relations inter- nationales ~RI! à la lumière de la sociologie de Pierre Bourdieu. Sa riche théorie sociale permet d’établir des ponts entre les approches conventionnelles et celles qui sont issues de la mou- vance critique en RI. Plus précisément, nous identifions six contributions que pourrait apporter une approche bourdieusienne. Sur le plan métathéorique, cette approche se caractériserait par une épistémologie réflexive, une ontologie relationnelle et une théorie de la pratique, trois axes qui s’inscrivent à la jonction des grands débats théoriques en RI. D’un point de vue plus centré sur l’application, la sociologie de Bourdieu permet l’étude de la politique mondiale en tant qu’imbrication complexe de champs sociaux, l’ouverture de l’État comme champ de pouvoir, de même qu’une meilleure prise en compte de la nature symbolique de la puissance. Abstract. This article takes a fresh look at current debates in International Relations ~IR! in the light of Pierre Bourdieu’s sociology. We argue that Bourdieu’s social theory could help build bridges between conventional and critical approaches in IR. More specifically, we identify six contributions that a Bourdieusian approach can make. At the meta-theoretical level, such an approach would be characterized by a reflexive epistemology, a relational ontology and a theory of practice – three dimensions that address key theoretical debates in IR. On a more applied level, Bourdieu’s sociology enables us to study world politics as a complex of “embedded social fields”, to open up the state’s field of power, and to factor in the symbolic nature of power. réalistes classiques ~notamment ceux d’entre eux qui comme E. H. Carr ~1958! trahissent un penchant marxisant! contiennent plusieurs éléments recoupant la pensée de Bourdieu. Plus récemment, en vertu de son dou- ble intérêt pour les structures sociales et leur composition avant tout inter- subjective, le constructivisme d’Alexander Wendt ~1999! se rapproche à l’évidence de celui de Bourdieu. Mais il manque chez Wendt une préoc- cupation pour les rapports de force et de domination, une lacune palliée par le «constructivisme réaliste» ~Jackson et Nexon, 2004! ou le néo- gramscisme ~Cox, 1986!. Tout en acceptant que l’anarchie est une con- struction sociale, les constructivistes réalistes maintiennent l’impossibilité de transcender la puissance en politique mondiale. Justement, chez Bour- dieu, les rapports de force et de puissance ne prennent de sens que lorsqu’ils ont pour objet le sens du monde. C’est là une prémisse analy- tique qui gagnerait à être développée davantage en RI : «L ’univers social», écrit Bourdieu uploads/Philosophie/ merand-pouliot-2008.pdf
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- Publié le Jul 07, 2022
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