1 Orientation lacanienne III, 6. PIÈCES DÉTACHÉES Jacques-Alain Miller Première

1 Orientation lacanienne III, 6. PIÈCES DÉTACHÉES Jacques-Alain Miller Première séance du Cours (mercredi 17 novembre 2004) I Bon, je vous remercie d’être là ! Ça me permet de me rappeler que vous existez. À vrai dire je vous ai un peu oubliés, pour ne penser qu’à Lacan et à rédiger Lacan. Je m'aperçois que ça écrante, votre présence, au point que je n'ai pensé que j'avais à vous parler qu’hier soir. Donc je vais faire ce que aujourd'hui ce qui m'est venu, ce qui m'est venu ce matin. Comme je vérifie que vous êtes là, vous attendez quelque chose de moi, évidemment j’y penserai tout au long de la semaine, maintenant. Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement. Et mon commencement, c'est mon titre : Pièces détachées, au pluriel. Je l’ai choisi, hier soir, parce que ça n’engage à rien ; ça ouvre, ça laisse ouvert ce qui peut venir et qui viendra, j'ai confiance, j'ai confiance en vous. C'est un titre qui ne préjuge de rien et précisément ça me soulage d'avoir à veiller à la cohérence. Après tout, de me prendre moi- même au débotté je m'aperçois que la cohérence est un artifice. Et si ce titre me va, c’est que il donne le pas à la contingence sur la cohérence. Et ça me plaît d’autant plus que c'est une attitude qui peut se prévaloir d'être analytique, c’est en tout cas ce que comporte la règle analytique. J'ai dit le mot « attitude », qui est un mot codé, c’est un mot qui a sa place dans la logique mathématique ou au moins dans sa philosophie. Bertrand Russell parlait des attitudes propositionnelles. Qu'est-ce qu'on désigne par attitudes propositionnelles ? On désigne par-là les diverses relations qui peuvent s'établir entre ce qu'on continue d'appeler dans cette philosophie « l'esprit », comme ça nous vient en anglais c'est le mind, le mind qui a un certain caractère de bien faire attention, c'est l'objet qu’avait dégagé, le mot en reste chargé, qu’avait dégagé John Locke. Les relations diverses, dis-je, qui s'établissent entre le mind et les énoncés. Ces relations c'est par exemple la croyance, la peur, l'espoir, la connaissance, la compréhension, la supposition, etc.. Quand je dis quelque chose, quand je pose une proposition, je peux qualifier ce que je dis en précisant : c'est ce que je crois, c'est ce que je sais, c’est ce que j'espère, ou bien même le contraire : Je dis le contraire de ce que je pense. Autrement dit, une attitude au sens logique est une relation entre l'énoncé et l’énonciation, on n’a pas pu évacuer ça. Quand je dis comme titre Pièces détachées, je veux dire que je m'imagine que je peux ne pas prendre ça totalement à mon compte, faire des essais, sans trop de vérification. L'attitude, penser qu'il y a une attitude, en ce sens que j'ai dit, ça rappelle d'abord qu'il y a quelque chose derrière ce qui se dit. Que derrière ce qui se dit, il y a le fait qu'on dise, c’est le rappel auquel Lacan a procédé comme départ de son écrit l’Étourdit, que vous trouvez dans le recueil des Autres écrits vers les pages 400 et quelques. Ce qu'on dise, l'attitude propositionnelle, le fait de l'énonciation reste volontiers, souligne-t-il, oublié derrière ce qui se dit. Et où est le ce qui se dit ? Le ce qui se dit n'est pas une donnée élémentaire, ce qui se dit n'est pas une donnée première. Le ce qui se dit – je ne fais que reprendre ce que J.-A. MILLER, - Pièces détachées - Cours n°1 17/11/2004 - 2 suggère Lacan – le ce qui se dit est dans ce qui s'entend ; en ce sens, ce qui se dit, ce que éventuellement vous déposez sur vos papelards comme préalablement moi-même j'ai déposé des écritures, au fond c’est ce qui pour vous se dit dans ce que vous entendez de moi. Ce qui se dit c'est déjà ce qui se lit. Ce qui se lit et que vous écrivez ; c'est bien la preuve que ça se lit, il y a quelque chose qui se lit. Ce qui s'entend, voilà le fait, voilà ce qui a lieu, voilà ce qui s'enregistre. Et quelqu'un qui ignore le français a quand même accès, si on lui passe ces petites bandes de magnétophone, a quand même accès à ce qui s'entend. Voilà ce qui a lieu ici, ce qui s'entend. Le vrai positivisme, le factualisme si je puis dire, est de s'en tenir à ce qui s'entend. C'est ce dont il convient de se souvenir, de ne pas oublier, s’agissant de l'interprétation analytique, c'est avant tout ce qui s'entend, à charge pour celui qui la reçoit, s’il le veut bien, de chercher ce qui s'est dit dans ce qu'il a entendu et pas simplement en disant : est-ce que vous pouvez le répéter ? Ça suscite souvent ça l'interprétation, il ne faut jamais la répéter, parce que, c’est de structure qu'il y a cet écart entre ce qui s'entend et ce qui se dit. Ce qui se dit dans ce qui s'entend c'est déjà une construction, c'est déjà une élucubration. Et c'est pourquoi, évidemment ça m'absorbe d’écrire Lacan, sur la base de ce qui a été entendu, enfin reste encore à savoir ce qui se dit là-dedans ; au fond c’est à chaque mot, à chaque ligne, que il y a une construction à faire, une construction à essayer, et pas qu'une, avant de livrer un manuscrit de Lacan. Entre le fait qu'on dise et le fait qu'on l’entend, il y a ce qui n'est pas un fait mais une construction, que je pourrais appeler un élucubra, l'élucubra c’est ce qui se dit. Et on n’en est jamais très sûr de ce qui se dit, si on fait ici usage de la forme pronominale c'est bien parce que en règle générale ce qui se dit n'est pas ce qu'on veut dire. Ça c'est l’avantage d’avoir jeté ça sur le papier pour moi c’est que j’ai pas eu à m'occuper de ce que je voulais dire, j’ai squeezé ce moment-là et c'est l'écart entre ce qui se dit et ce qu’on veut dire qui laisse place à l'interprétation. Elle repose sur ce décalage là. Et ce décalage veut dire qu'on peut toujours élucubrer davantage. Dans l'ordre de il me dit ça mais qu'est-ce qu'il veut dire ? Voilà, quelqu'un me dit quelque chose en séance et je m'esclaffe, je ris. Je ris c'est-à-dire je dis. Rire c'est une façon de dire ; mais qu'est-ce que je dis au juste ? Est-ce que je dis forcément que ça m'amuse ? Que c'est drôle ? Peut-être que ça dit exactement le contraire, que c'est désespéré par exemple, car on peut rire plutôt que de pleurer. L'analyste ne pleure pas. On n'a jamais vu ça ! U n analyste qui pleure en séance (rires), c'est certainement tant mieux, ce sont les analysants qui pleurent éventuellement. Mais quand ça arrive ça ne dit pas encore de soi-même ce que ça veut dire. Pleurer c'est peut-être une résistance, pleurer plutôt que de parler, mais enfin on réussit très bien aussi à pleurer tout en parlant. Et, alors, c'est peut-être signaler qu’on s’est arraché une vérité, on pleure sur cet arrachement là, on pourrait même élucubrer que les pleurs commémorent la castration, et que ce qui se dit sert à ça. Qui pleure là ? « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure/ Seule, avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,/ Si proche de moi-même au moment de pleurer ? » Attitude propositionnelle, je cite, je suis passé à la citation, au premier vers de « La jeune Parque », dans la citation, quelqu'un d'autre parle, qui dit que ce n'est rien que le vent qui pleure, dans la solitude de l’heure. Qui pleure, dans la solitude de la séance analytique ? J.-A. MILLER, - Pièces détachées - Cours n°1 17/11/2004 - 3 En règle générale ce sont des femmes. Elles portent la plainte jusqu'aux pleurs, parfois même simplement la vérité jusqu’aux pleurs, et ce faisant elles font voir que la séance analytique c'est souvent l’heure des pleurs, la pl’heure si je puis dire. pl’heure Alors ça vaut ce que ça vaut, hein (rires), comme de dire que - c'est à ça que je l’associe - comme de dire que enseigner c'est en saigner C’est une autre heure. Celle à laquelle je suis convoqué, il y a du saignement dans l'affaire, pas seulement du savoir. Donc je pourrais vous dire « ceci est mon sang » (rires) et, oui, j'ai dû m’apercevoir ce matin que j’en suis venu au point où enseigner, c'est quelque chose comme exhiber ses stigmates. J'enseigne en martyr, en martyr de la psychanalyse. J’en sens bien le ridicule. Mais sans doute la position de martyr est-elle ce à quoi on arrive quand on a une passion. Avoir une passion c’est subir, c'est souffrir, et l'enseignement de la psychanalyse, comme uploads/Philosophie/2004-2005-pieces-detachees-ja-miller.pdf

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