1 Métaphysique de la lumière À la mémoire de mon père A. A. « Dieu est la Lumiè

1 Métaphysique de la lumière À la mémoire de mon père A. A. « Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre »1 « Vérifiant un jour la chambre noire de mon appareil photographique, j’appuyai machinalement sur le déclic, et le temps d’une seconde, je contemplai émerveillé l’Univers tel qu’il fut, tel qu’il est et tel qu’il sera, et mes yeux sont encore agrandis par l’horreur et par la joie de l’instant unique qui retentit en moi pour toujours. »2 Nous nous proposons dans ce qui suit de donner quelques aperçus de ce que l’on pourrait appeler une « métaphysique de la lumière ». Nous écartons donc d’emblée la tentation de nous lancer dans une « physique et métaphysique de la lumière », non qu’un tel projet manque d’intérêt, bien au contraire, mais parce que son ampleur serait telle qu’un livre entier n’y suffirait pas. Seul nous retiendra dans cette brève étude l’aspect le plus élevé du symbolisme de la lumière ; les aspects cosmogoniques et cosmologiques ne pourront être qu’effleurés malgré le (ou à cause du) rôle très important qu’ils jouent dans toutes les traditions. De même l’ « alchimie de la lumière » qui s’est développée en Europe au XVIe et XVIIe siècle, et qui mériterait à elle seule une étude spéciale, devra rester en dehors de notre sujet. Nous devrons toutefois nous restreindre encore davantage, car il n’est pas possible de se référer à l’enseignement de toutes les traditions ; nous mettrons surtout l’accent ci-après sur deux sources particulièrement claires et explicites autant que le sujet le permet : l’ésotérisme islamique (Ibn ʿArabî, pour l’essentiel)3 et la doctrine vedantine de la non-dualité (en particulier telle qu’elle a été enseignée par Ramana Maharshi dans un langage adapté à notre époque). Il apparaîtra comme une évidence qu’il s’agit là, malgré des différences de formulation, d’un seul et même enseignement. Si l’on dépasse le symbolisme cosmologique de la lumière, il existe encore néanmoins deux « degrés » dans la manière de l’envisager. Le premier point de vue – appelons-le pour simplifier « théologique » – envisage les rapports entre l’Un et le multiple, entre Dieu et sa création. Dans ce cas les choses sont relativement simples : Dieu est la Lumière, vers laquelle les croyants doivent se guider, et les ténèbres 1 Coran, sourate 24, verset 35. 2 Extrait d’une lettre de Louis Cattiaux à un ami, paru dans la revue Le Fil d’Ariane n° 18, p.71. 3 Nous n’ignorons pas qu’il serait possible de trouver de nombreuses références à la lumière dans ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie illuminative » de Sohrawardi, par exemple. Mais notre propos est d’illustrer une doctrine, et non de passer en revue tous les auteurs qui ont traité de ce thème. 2 sont envisagées uniquement dans un sens privatif et négatif. Le point de vue proprement métaphysique envisage quant à lui le passage du Zéro à l’Un, du non-manifesté à l’Être pur vu comme le principe de la manifestation ; dans ce cas, l’obscurité peut être susceptible d’un sens supérieur qui renvoie à un au-delà de la lumière. Nous y reviendrons, mais nous signalons dès à présent qu’il convient d’être attentif au fait que les deux points de vue ne seront pas toujours explicitement distingués dans tout ce qui suit. L’Infini, en effet, est symbolisé par le zéro parce que qui pose « un » pose aussi toute la suite des nombres, et donc une multiplicité qui ne peut exister en-dehors de Lui, qui comprend tout; cette façon de voir est celle qui permet le mieux d’exprimer autant que faire se peut la doctrine de la non-dualité. D’un autre côté, le Principe est « un » en ce sens qu’il n’y a aucune discontinuité en son sein, et de ce fait il est bien sûr « Unité ». Maintenir à chaque instant dans l’exposé cette distinction est pertinent dans un traité de métaphysique pure, mais ne l’est pas forcément d’un point de vue méthodique lorsqu’il s’agit avant tout de faire appel à l’intuition. Nombre de citations de Ramana Maharshi, notamment, sont des transcriptions d’un enseignement oral destiné à répondre aux visiteurs de l’ashram, et il faut toujours tenir compte du fait qu’une réponse faite à une question donnée est formulée de la manière qui convient le mieux à celui ou celle qui l’a posée. * « Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre ». Ainsi commence le « verset de la lumière » d’où la vingt-quatrième sourate du Coran tire son nom4. Telle quelle, cette affirmation peut avant tout être comprise dans un sens « théologique », puisqu’elle suppose l’existence des Cieux et de la Terre. C’est pour l’essentiel ce que fait Abû Hamid al-Ghazâlî, par ailleurs auteur de la Revivification des sciences de la religion et de L’alchimie du bonheur, dans un ouvrage intitulé Le tabernacle des lumières (Mishkât al-anwâr)5 entièrement consacré au commentaire de ce verset et dont nous ne retiendrons ici que le troisième et dernier chapitre. Se référant au hadith prophétique : Dieu a soixante-dix (ou : soixante-dix mille) voiles de lumière et de ténèbres ; s’Il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait atteint par Son Regard, Ghazâlî énonce : Dieu est manifeste en Lui-même et à Lui-même ; il ne saurait donc y avoir de « voile » que relativement à un être qui est « voilé ». Il distingue ensuite trois catégories de créatures « voilées » : celles qui sont voilées par les seules ténèbres, celles qui le sont par un mélange de lumière et d’obscurité, et celles qui le sont par la pure lumière. L’obscurité de ceux de la deuxième catégorie peut avoir pour origine les sens, l’imagination ou des analogies intellectuelles fautives, et des distinctions sont également apportées dans la catégorie de ceux qui sont voilés par la pure lumière. Il y a toutefois un au-delà à ces catégories : Mais il y a une quatrième sorte d’hommes : ce sont uniquement « ceux qui parviennent au terme » (al-wâçilûn)… Et cet état est comme le soleil par rapport aux autres lumières… Ils sont 4 Il n’entre pas dans notre propos de commenter le verset dans son intégralité. Pour un commentaire d’ensemble, voir Ghazâlî : Le tabernacle des lumières, traduit et présenté par Roger Deladrière, Seuil, 1981. Pour une interprétation akbarienne, on pourra consulter : Denis Gril : « Le commentaire du verset de la Lumière d’après Ibn ʿArabî », Bulletin d'études orientales, t. 29, Mélanges offerts à Henri Laoust, vol. 1 (1977), p. 179-187. Nous nous permettons aussi de renvoyer à notre texte « Orient et Occident » paru dans la revue La Tourbe des Philosophes n° 24-25 et 27 pour des développements liés à l’expression « ni d’orient ni d’occident » qui y apparaît. 5 Voir référence à la note précédente. 3 alors parvenus jusqu’à un Être pur de tout ce qu’avaient perçu leurs regards auparavant. Les Gloires de Sa Face principielle et suprême ont consumé tout ce qu’ils avaient vu à l’extérieur et à l’intérieur d’eux-mêmes. Ils Le découvrirent exempt, par Sa sainteté et Sa transcendance, de tout ce que nous Lui avions attribué ! Le commentaire d’ʿAbd al-Razzâq al-Qâshânî, soufi persan du quatorzième siècle, de la lignée spirituelle d’Ibn ʿArabî, reste également assez allusif : « Allâh est la Lumière des Cieux et de la Terre » : c’est la Lumière qui se manifeste en vertu de son essence même et par laquelle sont rendues manifestes les choses. Au sens absolu, la Lumière (an-Nûr) est un des noms d’Allâh - qu’il soit exalté – considéré sous le rapport de la (…) manifestation de Soi-même aussi bien que de la manifestation des choses par Lui ; ceci est conforme à ce qu’on dit : « Il est caché par l’excès de Sa manifestation ! Les regards des hommes se sont donnés comme tâche de le percevoir, mais ils restent comme des chauve-souris ! … » Or du fait qu’Il subsiste par Soi-même et Se manifeste par Soi-même, Il est « la Lumière des Cieux et de la Terre », c’est-à-dire Celui qui rend manifestes les Cieux des esprits et la Terre des corps. Il est ainsi l’Être absolu par lequel existe toute chose existante aussi bien que la clarté elle-même.6 C’est chez Ibn ʿArabî lui-même que nous verrons explicitement abordé le véritable mystère de la lumière et de l’obscurité. Mais avant d’aller plus loin, quelques généralités ne seront sans doute pas tout à fait inutiles. * Le symbolisme de la lumière donne lieu à différentes métaphores destinées à évoquer la relation qui unit le non-manifesté au manifesté, le Soi au moi, les essences immuables à la création contingente : le point, le miroir, la couleur, l’ombre. Le point est comme l’obturateur d’une chambre noire, à l’intérieur de laquelle se forme une image inversée de la Réalité (s’y greffe parfois le symbolisme de la lentille ou verre grossissant); le miroir reflète la Réalité, mais le reflet (également inversé, quoique différemment que uploads/Philosophie/ metaphysique-de-la-lumiere.pdf

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