Henri Poincaré et la notion de temps Éric Émery Professeur invité à l’École Pol

Henri Poincaré et la notion de temps Éric Émery Professeur invité à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne 1. Introduction. Dans son livre : La Valeur de la Science de 1913 (1), H. Poincaré consacre un chapitre entier à la notion de temps en ayant pour visée la mesure du temps. Il est clair qu’en abordant ce problème, il se situe au sein d’une lignée de penseurs et de savants qui ont médité sur ce thème : Platon, Aristote, Saint Augustin, etc. L’apport de Poincaré est à considérer dans le prolongement des travaux de Newton, de Kant, de Wundt et de Mach ; il est contemporain des contributions de Bergson, de Husserl et d’Enriques. Plutôt que de voir comment toutes ces approches s’accordent ou s’opposent au sujet des recherches d’Einstein en théories de la relativité, il est sans doute plus enrichissant de prendre connaissance des thèses formulées par Bachelard et par Gonseth. Poincaré dégageait deux variantes temporelles, celle qui se manifeste dans le domaine conscientiel et celle qui se prête à la mesure : temps psychologique et temps physique. Chez Bachelard et chez Gonseth, ce sont six variantes que l’on met en évidence : trois sur le versant de la subjectivité et trois sur le versant de l’objectivité, ainsi que nous le montrerons. On peut vérifier l’idonéité de cette manière d’appréhender les dimensions temporelles en divers horizons : dans le langage quotidien, en recherche horlogère, en art musical, en théorie de l’apprentissage et même dans la vie quotidienne. C’est donc l’occasion de dire que le travail raffiné sur le concept temps permet à l’être humain de mieux se connaître en sa temporalité. Comment développer ce sujet sans tomber dans le piège de la monotonie ? Nous concentrer sur la notion de temps dans un langage de haute technicité ? Non ! Les penseurs que nous citerons se sont toujours exprimés en fonction de leurs options philosophiques ; nous devons le mettre en clarté tout en étant bref. 2. Le temps en civilisation gréco-latine. Prenons d’abord Platon. Quand il écrit, dans le Timée (2), que le temps est une imitation mobile de l’éternité, il explicite sa thèse d’un monde sensible comme réplique d’un monde intelligible ( imitation et éternité ). Ce sont les astres errants au sein de l’univers qui ont pour mission de définir les mesures du temps. Platon ajoute : « C’est ainsi et pour ces motifs qu’ont été engendrés ceux des astres qui parcourent le Ciel et qui ont des phases. Je veux dire, afin que le Monde fût aussi semblable que possible au Vivant parfait et intelligible et pour imiter la substance éternelle » (39 d-e, pp. 153 et 154). Que dit Aristote ? Sous certains angles, sa théorie du temps ne paraît pas étrangère à l’esprit moderne ; mais elle reste antique : la forme aristotélicienne est en fait l’Idée considérée comme immanente aux choses et réalisée dans la matière ; les mondes sensible et intelligible sont associés l’un à l’autre. C’est dans son ouvrage : La Physique (3) que la notion de temps est dégagée ; il l’examine en la mettant en rapport avec la notion de mouvement. Il écrit en particulier ceci : « Le temps n’existe pas sans le changement ; en effet, quand nous ne subissons pas de changements dans notre pensée, ou que nous ne les apercevons pas, il ne nous semble pas qu’il se soit passé du temps » (p. 149). Et une page plus loin, il donne cette définition : « Voici ce qu’est le temps : le nombre du mouvement selon l’antérieur-postérieur » (p. 150). On tient ici l’approche classique qui a été reprise par de nombreux penseurs. On pourrait parler du concept temps en le situant au sein de la pensée chrétienne des premiers siècles. Tournons-nous plutôt vers Saint Augustin, vers le Onzième livre des Confessions (4) si célèbre et souvent cité. C’est le temps de la conscience qui est évoqué là : « Je cherche, ô Père, je n’affirme pas » et il poursuit : « Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’exprimer, je ne le sais plus » (p. 308). Saint Augustin montre alors les apories liées au passé, au présent et au futur : le présent, par exemple, sitôt vécu devient passé. Toutefois, faut-il dire, nous ne mesurons le temps qu’au moment où il passe, lorsque nous le mesurons par la conscience que nous en avons... Tout le texte de cette Onzième Confession pourrait être cité ; bien des penseurs l’ont fait. Mais beaucoup omettent de restituer la conclusion de Saint Augustin ; elle leur paraît peut-être anodine. Et pourtant, elle parle aux musiciens. Voici la totalité du propos : « Je veux chanter un morceau que je sais par coeur : avant de commencer, mon attente se tend vers l’ensemble du morceau ; dès que j’ai commencé, tout ce que j’en laisse tomber dans le passé vient tendre aussi ma mémoire. Toute mon activité est donc tendue vers deux directions : elle est mémoire par rapport à ce que j’ai dit ; elle est attente par rapport à ce que je vais dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle par qui ce qui n’était pas encore passe à ce qui déjà n’est plus... Et ce qui se produit pour l’ensemble du morceau chanté, se produit pour chacune de ses parties, pour chacune de ses syllabes... ; pareillement pour la vie entière de l’homme » (p. 324). Oui, pour le musicien, l’image donnée fait mouche. .Ecoutons Caldara (5) Peut-être devrions-nous prendre pour témoins certains penseurs du Moyen Age : Avicenne, Maïmonide, Saint Thomas.. Il en est de même des porte-parole de l’époque dite moderne : Descartes, Locke, Spinoza, Berkeley, Hume, Leibniz et Condillac. Je ne retiens, parmi ceux-ci, que l’approche proposée par Newton. 3. Newton : le temps vrai et le temps vulgaire. Dans ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle (6), on voit le physicien anglais opposer radicalement deux notions de temps : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle la durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc... dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai » (pp. 7 et 8). Ainsi sera fondé l’emploi que font les mathématiciens et les physiciens du paramètre t Existe-t-il d’ailleurs un mouvement parfaitement uniforme qui puisse servir de mesure fiable du temps ? Personne ne peut l’affirmer, ni l’infirmer. On dira cependant – c’est Newton qui s’exprime : « Le temps absolu doit toujours couler de la même manière » (p. 10). 4. Kant, la Critique de la raison pure et le temps. L’intervention de Kant, eu égard à H. Poincaré, est primordiale. Le philosophe allemand, dans la préface de La Critique de la raison pure (7), explique son option philosophique : « On avait admis jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori qui étendît notre connaissance, n’aboutissaient à rien. Que l’on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec ce que nous désirons expliquer, c’est-à-dire avec la possibilité d’une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant même qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de l’idée que conçut Copernic... » (p. 21). Oui, Kant pense que sa réflexion philosophique et sa théorie de la connaissance témoignent d’une véritable révolution copernicienne. C’est dans la deuxième section de l’Esthétique transcendantale que Kant met en lumière son approche de la notion de temps ; il écrit : « Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité et la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement.(...). Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. (...) Sur cette nécessité se fonde a priori la possibilité de principes apodictiques concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension ; des temps différents ne sont pas simultanés, mais successifs... Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sensible » (pp. 71 et 72). Cette manière de saisir le temps semble propre à se soumettre avec succès à l’épreuve des divers éléments de l’intuition au sein d’une expérience possible. Il semble clair que l’apport kantien doit être pris au sérieux, même si l’on doit le rectifier aujourd’hui eu égard aux avancées scientifiques du vingtième uploads/Philosophie/ henri-poincare-et-la-notion-de-temps-christiane-aste.pdf

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