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Collège Thomas More place Montesquieu 2 (bte 15) B-1348 Louvain-la-Neuve téléphone (32 10) 47 46 52 — Fax (3210) 47 86 01 e-mail : brand@cpdr.ucl.ac.be UCL Université catholique de Louvain Centre de philosophie du droit Les Carnets du Centre de Philosophie du Droit © CPDR, Louvain-la-Neuve, 1999 This paper may be cited as : Goddard J.-Chr., « Métaphysique et schizophrénie (sur Kant et Swedenborg) », in Les Carnets du Centre de Philosophie du Droit, n°75, 1999. Titre : Métaphysique et schizophrénie (sur Kant et Swedenborg). Auteur (s) : J.-Chr. Goddard N° : 75 Année : 1999 1 METAPHYSIQUE ET SCHIZOPHRENIE* (SUR KANT ET SWEDENBORG) par Jean-Christophe Goddard (Université de Poitiers) «La métaphysique est le prolongement de la folie latente1» La thèse d’un enracinement pathologique de la métaphysique n’est pas nouvelle, mais reste curieusement sans effet sur la pratique théorique. Le métaphysicien tire le plus souvent avantage de son exception et de l’attention indulgente ou respectueuse qu’elle lui vaut. Le besoin qu’a le public de fascination et de savoirs occultes y pourvoie. L’accueil favorable, parfois enthousiaste, de condisciples réconfortés d’être ainsi rejoint dans leur douloureuse marginalité crée à la longue l’illusion d’un bon droit. L’institution fait le reste et la métaphysique devient un métier. Il arrive cependant que, rattrapé par le trouble où s’originent ses pensées, le métaphysicien fasse l’épreuve brutale de sa propre pathologie. Il arrive même que, si celui-ci dispose d’encore assez de sens commun pour s’en déprendre, il écrive un livre pour communiquer son expérience, et que de ce livre, encore marquée du sceau de la confusion, naisse une œuvre nouvelle, toute entière vouée à élucider le destin, dont il a réchappé. L’ouvrage consacré par Kant à Swedenborg, Les rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, est un tel livre. Il est à lire comme le premier témoignage explicite que nous ait donné un métaphysicien de sa parenté avec la folie – du lien singulier, quasi- fraternel, qui lie le métaphysicien au schizophrène2. * Texte profondément remanié d’une conférence prononcée le 15 janvier 1998 au Centre de Recherches et de Documentation sur Hegel et l'Idéalisme allemand 1 F. PESSOA, Le livre de l’intranquilité, traduction par Françoise Laye, t.III, La monade intime, Bourgeois, 1990. 2 On considérera pour acquis le diagnostic de psychose schizophrénique porté par Jaspers à propos du cas Swedenborg, dont les visions délirantes font l’objet du texte de Kant. Cf. JASPERS K., Strinberg et Van Gogh, Hölderlin et Swedenborg, trad. H. Naef, Préface de M.Blanchot, Paris, Minuit, 1953. L’un des intérêt du texte de Kant est d’avoir étonnament préfiguré ce diagnostic plus d’un siècle avant même que le concept de schizophrénie ait été fixé par Bleuler. 2 1. L’EPOCHE PHENOMENOLOGIQUE Que cette proximité avec la folie soit pesante et incongrue, presque honteuse, les difficultés qu’éprouve Kant à assumer la paternité de son ouvrage l’attestent. Il est clair, contrairement à ce qu’il prétend, que l’on n’écrit pas soi- même un livre seulement pour tirer quelque bénéfice de l’acquisition et de la lecture qu’on aurait faite d’un autre « gros livre » vide et inutile3. On comprendra que l’on puisse par inadvertance, et sur une mauvaise recommandation, se laisser aller à acheter un gros livre inutile. L’avoir lu in extenso trahit cependant une toute autre disposition d’esprit. Et si, comme Kant l’avoue à Moïse Mendelssohn, on a prolongé la lecture de ce gros livre par « une enquête curieuse […] effectuée auprès des personnes qui ont eu l’occasion de connaître [son auteur] », à tel point que l’insistance mise à s’informer sur lui a pu donner « beaucoup à jaser »4, il devient difficile de plaider l’indifférence. Il est aisé d’en conclure que le mépris affiché par Kant à l’égard de l’œuvre de Swedenborg dissimule mal une répugnance d’autant plus violente que fut forte son attirance morbide envers le schizophrène. Il ressort, en tous cas, de l’examen des circonstances biographiques de la rédaction des Rêves d’un visionnaire, que la rencontre du métaphysicien, qu’était alors Kant, avec les écrits du schizophrène provoqua en lui une crise intellectuelle et personnelle profonde, un trouble, voire un effondrement momentané de l’esprit, qu’il confesse d’ailleurs lui-même après la publication de son ouvrage en assurant à Mendelssohn qu’à présent « l’état de [son] âme est redevenu sensé ». Ce n’est donc pas d’emblée en naturaliste froid et impassible que Kant à abordé le cas Swedenborg. Il ne suffit toutefois pas de mentionner cette fascination ambivalente, que les psychiatres connaissent bien, et dont ils se préservent d’ordinaire en ayant recours à leur savoir symptologique5. Kant ne s’en est, en effet, nullement tenu à ses sentiments. Privé d’une telle classification noséographique, son mouvement naturel a été, pour ainsi dire, de « plonger » dans la confusion mentale d’où émergent les délires hallucinatoires de Swedenborg, pour y reconnaître une possibilité destinale propre, et donc 3 E. KANT, Œuvres philosophiques, t. I, Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, trad. B. Lortholary, Bibliothéque de la Pléiade, Gallimard, 1980, pp. 528-529. 4 E. KANT, Œuvres philosophiques, op. cit., Lettre à Mendelssohn, trad. J. Rivelaygue, p. 599. 5 Cf. H. GRIVOIS H., Naître à la folie, t. II, Le psychiatre, Les empêcheurs de tourner en rond, 1991. 3 d’entamer avec la folie, au-delà de la simples compassion, un authentique rapport empathiques6. En décidant d’accorder tout son crédit7 aux visions délirantes du schizophrène, il semble que le philosophe ait délibérément choisi de se laisser, réellement et non seulement méthodologiquement, entraîner sur la pente dangereuse d’une crise de confiance, qui, différente en nature de ce que peut être un doute volontaire, construit et maîtrisé, en droit constamment annulable, l’a momentanément et puissamment soustrait au sol de l’évidence naturelle. Cette crise personnelle, en laquelle la raison a vacillé, cette expérience limite n’aura pour nous cependant qu’un faible intérêt, si elle n’avait pris la valeur singulière d’une expérience cathartique et thérapeutique ayant emporté avec elle tout reste d’adhésion du philosophe à la métaphysique dogmatique, pour le remettre sur la voie de l’expérience normalement, c’est-à-dire prescriptivement, constituée, comme norme imprescriptible de toute métaphysique qui, selon son expression, pourra se présenter comme science. Entre l’épochè phénoménologique, qui, comme l’a montré Blankenburg8, simule la perte pathologique de l’évidence naturelle pour mettre à jour la banalité du monde de la vie, et cette perte elle-même, il y aurait donc place pour la voie périlleuse, que nous indique Kant, d’une épochè volontaire et pathologique, en laquelle le philosophe choisissant de céder à l’idéalisme naturel de sa propre raison s’expose au risque majeur de dé-raison qu’elle abrite, à la folie latente qui couve en son sein et que déclare le délire psychotique. C’est une des préoccupations les plus actuelles de la psychiatrie contemporaine que d’atteindre à une compréhension spécifique du trouble psychotique fondamental, par rapport auquel l’ensemble des symptômes spécifiques de la pathologie déclarée constituent déjà des tentatives psychiques d’adaptation et de défense. Les recherches de Blankenburg sur les schizophrénies pauci-symptomatiques, comme les tentatives de Grivois pour 6 Sur la possibilité d’une telle empathie du moi sain avec le moi aliéné, cf. N. DEPRAZ, Folie et scission imageante (à partir de l’intersubjectivité husserlienne), à paraître dans le numéro de L’évolution psychiatrique consacré à la publication des Actes du colloque de Marseille (juin 1997) sur « Vulnérabilité et destin : about the phenomenology of Kant lecteur de Swedenborg, Paris, Vrin, 1990) selon lequel Kant aurait dans Les Rêves adopté une stratégie de refoulement. L’épochè pathologique conduit à la décision de s’en remettre à la sage simplicité du sens commun. Il serait singulier d’y voir là une quelconque forclusion. 7 Cf. E. KANT, Rêves d’un visionnaire, op. cit. , p. 528. 8 W. BLANKENBURG, La perte de l’évidence naturelle, VIII 3, Aliénation schizophrénique et épochè phénoménologique, trad. J.M. Azorin et Y. Totoyan, revue par A. Tatossian, Paris, PUF, 1991. 4 construire une intelligibilité de la psychose naissante, sont, à cet égard, exemplaires. Or, si une telle intelligibilité, pré-symptomatologique, doit consister, ainsi que le suggère Grivois, dans une co-naissance à la folie, sous la forme d’une participation au vécu du malade situé en amont de la constitution délirante, il semble alors que, dans la mesure où elle régresse en deçà des réponses secondaires à la folie, annule toute classification étanche de ces réponses par un abaissement des défenses spontanées que le psychisme oppose à la pathologie, l’expérience singulière faite par Kant d’un effondrement des frontières séparant la construction métaphysique et la construction délirante soit apte à nous livrer quelque enseignement sur la nature du trouble psychotique fondamental. Si le but initial des Rêves d’un visionnaire est de tenter une explication, c’est-à-dire une transposition, métaphysique du contenu des visions de Swedenborg, ce but n’est pas atteint. L’un des acquis les plus essentiels du texte kantien est précisément cet échec : l’impossibilité d’interpréter le délire mythico-religieux du schizophrène comme la simple métaphore d’une représentation logico-discursive. La confrontation des représentation rationnelles du métaphysicien et des représentations hallucinées du schizophrène réussit seulement à mettre en relief l’appartenance des deux types de représentation au registre commun des élaborations secondaires par lesquelles une altération primordiale se la uploads/Philosophie/ metaphysique-et-schizophrenie.pdf
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- Publié le Fev 16, 2021
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