1 La rationalité et la causalité dans le réalisme interne de Putnam Max Kistler
1 La rationalité et la causalité dans le réalisme interne de Putnam Max Kistler, Institut Jean Nicod (CNRS) et Université Paris X-Nanterre in : Philosophie, 85 (2005), p. 62-92. A la fin des années 1970, Hilary Putnam amorce un changement fondamental dans sa manière d'aborder les problèmes philosophiques. Depuis le début de sa carrière et surtout depuis les années 1960, Putnam était un ardent défenseur du réalisme scientifique dont la thèse fondamentale est que la vérité (ou fausseté) des énoncés produits par la science est déterminée non seulement objectivement, mais indépendamment de notre capacité de les justifier. Pour le réaliste, la question sémantique de savoir si un énoncé donné est vrai ou faux a une réponse indépendante de la question épistémique de savoir comment nous pouvons savoir si cet énoncé est vrai ou faux. Or, pour des raisons que nous allons examiner par la suite, Putnam soutient désormais que le réalisme en ce sens - qu'il appelle maintenant "réalisme métaphysique" - est une position conceptuellement incohérente. Contre le réalisme, il fait valoir que l'attribution de la propriété d'être vrai à un énoncé, n'a de sens que dans la mesure où elle s'accompagne d'une justification au moins potentielle. Or, une telle justification se fait nécessairement à partir d'un point de vue particulier ; la revendication de vérité pour un énoncé apparaît donc comme relative au cadre conceptuel qui caractérise le point de vue en question. Je montrerai que l'argument de Putnam contre le réalisme métaphysique finit par le conduire au relativisme : en l'absence d'un point de vue absolu, les jugements absolus de vérité n'ont pas de sens. Bien entendu, Putnam refuse de tirer explicitement la conséquence relativiste selon laquelle il n'y a pas de différence entre ce qui semble vrai et ce qui est vrai, en d'autres termes qu'il n'y a pas de vérité qui transcende l'opinion. Il la refuse, sur la base de l'argument que les rationalistes depuis Platon, font valoir contre le relativisme, à savoir que la position relativiste est insoutenable car incohérente, ou même, comme le dit Putnam, autoréfutante. La position élaborée par Putnam, son "réalisme interne" ou "réalisme pragmatique", est censée constituer une troisième voie entre le réalisme métaphysique et le relativisme. Or, je montrerai d’une part que le réalisme interne est un relativisme qui évite de s’affirmer comme tel, et d’autre part que l’argument de Putnam contre le réalisme métaphysique repose sur un argument contestable contre la réalité des relations causales. Je commencerai par exposer les arguments les plus importants de Putnam contre le réalisme métaphysique d'une part (section 1), et le relativisme d'autre part (sections 2 et 3). Ensuite, j’analyserai le concept de rationalité sous-jacent à la conception putnamienne de la vérité et de la référence, qui fait pencher son réalisme interne vers le relativisme (section 4). Or, l’argument putnamien contre la réalité de la causalité, qui fonde son argument pour l’irréductibilité de la référence et indirectement son argument pour irréductibilité de la rationalité, dépend de l’identification non justifiée des relations causales réelles avec les 2 explications causales qui obéissent à des exigences pragmatiques (section 5). Je conclus que la prise de distance de Putnam par rapport aux positions relativistes de Rorty et Feyerabend n’est que verbale. 1. La réfutation du réalisme métaphysique Voici comment Putnam caractérise le réalisme métaphysique : "Selon celui-ci, [1] le monde est constitué d'un ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit. [2] Il n'existe qu'une seule description vraie de "comment est fait le monde". [3] La vérité est une sorte de relation de correspondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou ensembles de choses extérieures."1 Comme Field2 l'a fait remarquer, ces trois thèses sont en fait indépendantes les unes des autres et tous les réalistes ne les acceptent pas dans leur ensemble. Cependant, le premier argument anti-réaliste que Putnam présente dans l'ouvrage de 1981 intitulé "Raison, vérité et histoire", le célèbre argument des "cerveaux dans une cuve", s'attaque encore à une autre thèse, thèse que Putnam considère comme le dénominateur commun de toutes les variantes de réalisme métaphysique : c'est l'idée selon laquelle il est possible qu’une théorie idéale, une théorie qui serait le résultat d'une histoire des sciences achevée, pourrait en principe être fausse ou radicalement incomplète. Son deuxième argument contre le réalisme métaphysique consiste en une démonstration que la référence des termes de notre langage est radicalement indéterminée. Il se dirige surtout contre la thèse [3] attribuée au réalisme métaphysique, c'est-à-dire la conception de la vérité comme correspondance. Ailleurs3, Putnam s'attaque aux thèses [1] et [2] attribuées plus haut au réalisme métaphysique. Il soutient, contre le réalisme métaphysique, qu'il n'y pas qu'une seule conception du monde. En particulier, la question de savoir quels objets existent réellement n'a de réponse bien déterminée que relativement à un schème conceptuel qui fixe ce que nous considérons comme un objet. Putnam reproche aux réalistes d'ignorer la "relativité conceptuelle" de nos jugements. Considérons tour à tour ces trois arguments qui présentent aussi l'intérêt de montrer l'originalité du style argumentatif putnamien. 1 Hilary Putnam, Reason, Truth, and History, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, désormais RTH, p. 49; trad. par A. Gerschenfeld : Raison, vérité et histoire, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p. 61, numérotation ajoutée; Cf. aussi Hilary Putnam, Representation and Reality, Cambridge, MA, MIT Press, 1988, p. 107, désormais RR ; trad. par C. Engel-Tiercelin : Représentation et réalité, Paris, Gallimard, 1990. 2 Hartry Field, “Realism and Relativism”, Journal of Philosophy 79 (1982), p. 553-567. 3 Cf. Putnam, Hilary, Realism and Reason, Philosophical Papers, Vol. 3, Cambridge Cambridge University Press, 1983, désormais PP3, chap. 2; Hilary Putnam, The Many Faces of Realism, LaSalle, Ill., Open Court, 1987, désormais MFR; RR, chap. 7; Hilary Putnam, Realism with a Human Face, ed. by J. Conant, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1990, désormais RHF, Préface et chap. 6; trad. par C. Tiercelin : Le réalisme à visage humain, Paris, Ed. du Seuil, 1994; Hilary Putnam, « Replies and Comments », Erkenntnis 34 (1991), p. 401-424, p. 404sq. 3 1.1. Les cerveaux dans une cuve Pour réfuter le sceptique et le réaliste métaphysique à la fois, Putnam nous invite à envisager une situation hypothétique qui est une variante moderne de l'hypothèse cartésienne du "mauvais génie" : "Supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. L'ordinateur est si intelligent que si la personne essaye de lever la main, l'ordinateur lui fait "voir" et "sentir" qu'elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire "percevoir" (halluciner) par la victime toutes les situations qu'il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l'opération, de sorte que la victime aura l'impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l'impression d'être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l'histoire amusante mais plutôt absurde d'un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant des éléments nutritifs qui les gardent en vie." (RTH, p. 5/6; trad. p. 15/16) Dans une variante de cette situation décrite plus loin dans l'ouvrage, Putnam nous demande d'envisager l'hypothèse plus radicale selon laquelle il n'y a plus ni savant fou ni quoi que ce soit d'autre en dehors de la cuve, autrement dit, que l'univers tout entier ne consiste qu’en une cuve contenant des cerveaux et en une machine fournissant à ces cerveaux la parfaite illusion de vivre et de communiquer. Notons deux aspects de cette variante qui jouent un rôle important dans l'argument putnamien : premièrement, l'existence d'une communauté de cerveaux dans une cuve (expression désormais abrégée par : "CDC") rend possible l'hypothèse que les CDC possèdent un langage (public); deuxièmement, les pensées ou énoncés produits par les CDC sont systématiquement faux dans la mesure où l'on les interprète comme synonymes à nos pensées ou énoncés homophones (ou équivalents selon un critère syntaxique). Par exemple, si un CDC pense (ou dit à un autre CDC) que "le ciel est bleu", les conditions de vérité de cette pensée ne sont pas les mêmes que les conditions de vérité de l'énoncé homophone produit par un humain normal, vivant dans un environnement normal. La raison est que la référence est selon Putnam soumise à des contraintes causales. Kripke4 et Putnam5 ont introduit dans la philosophie du langage la thèse dite "externaliste" selon laquelle, contrairement à la doctrine de Frege, la référence d'une expression du langage n'est pas exclusivement déterminée par son sens qui est accessible à notre esprit, mais aussi uploads/Philosophie/ mk26.pdf
Documents similaires










-
33
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 24, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1870MB