FOUCAULT ET LA LEÇON KANTIENNE DES LUMIÈRES Frédéric Gros Introduction J'aimera
FOUCAULT ET LA LEÇON KANTIENNE DES LUMIÈRES Frédéric Gros Introduction J'aimerais évoquer lCl, même si ce n'est pas d'une très grande originalité et je m'en excuse par avance, les textes consacrés par Foucault à Kant, et particulièrement à son article sur les Lumières. Je laisserai finalement de côté la thèse complémentaire sur l'Anthropologie de Kant, car son étude nous entrainerait certainement trop loin. Je vais considérer plutôt trois textes écrits de Foucault consacrés au texte de Kant sur les Lumières: un texte de mai 1978 intitulé « Qu'est-ce que la critique?» (je reviendrai sur le problème posé par ce titre), et deux autres intitulés « Qu'est-ce que les Lumières? ». « Qu'est-ce que la critique?» est une conférence de Foucault donnée le 27 mai 1978 à la Société française de Philosophiel • «What is Enlightment?» est un texte paru dans The Foucault reader, une anthologie de textes et entretiens de Foucault datant de 1984 et à laquelle il avait porté une grande attention2• Il en avait supervisé l'organisation à partir de 1982, donnant la liste des textes qu'il voulait voir apparaitre. « Qu'est-ce que les Lumières? » constitue pour sa part une transcription partielle mais précise de la première heure de cours de la première leçon au collège de France de l'année 1983. Ce texte est paru dans le numéro Bulktin tU la SIJdhl fomfOisl! tU phjwSIJphjl!. 2 "'What is Enlightenme:m? ~, in Dits a laits, tome: IY, Paris, Gallimard, 1994, p. 562-578. 160 Frédéric Gros du Magazine littéraire en mai 19843,. François Ewald avait proposé une transcription du début du premIer cours au collège de France, à Foucault qui l'avait rapidement revue et corrigée. Ces deux texteS _ le texte américain et le texte français sur les Lumières - prennent en fait toUS les deux comme base la première leçon de 1983 au collège de France. Le texte français est composé à partir de la première heure de cours, et le texte américain plutôt à partir de la deuxième: he~re de cours. C'est le moment où Foucault, après une contextuahsanon générale du texte de Kant dans la première he~re: entre dans le détail.des premières lignes du texte. Et là le texte améncam ,reprend, de manIère assez brève et synthétique (alors que le texte françaIS se presente comme une transcription assez précise) plusieurs points du cours: l'analyse du rappon entre le texte de Kant et celui de M~ndhe~on; l:idée q':le c'est ~a saisie réflexive de son présent comme actualité qUi défimt la phIlosophie moderne (à distinguer d'une ressaisie temporelle de son présent comme période); la définition par Ka~t du concept de m~norité: l'étude de ce Kant peut entend par (( sonte » et par « h.umam;é » ; 1 analyse ?es conditions qui pourraient permettre de sorttr de 1 état de mmonté; enfin la distinction entre public et privé. Le cours de 1983 demeure, sur tous ces points, plus complet et explicite que ce qu'on lit .en .1984 dans l'édition américaine. Enfin tout ce qui, dans le texte améncam, est consacré à l'attitude de modernité via Baudelaire, à la caractérisation de l'êthos critique n'appartient pas au cours de 1983. On peut remarquer pour finir qu'en mai 1978 comme en janvier 1983,.on se tro~ve en présence d'interventions orales: l'une. devant la SOCiété franÇ3lse de Philosophie, et l'autre devant le publt~ ~u collège de France p~ur le premier cours de l'année, cours tradinonnellement consacré a des problèmes de méthodes. Je veux dire par là que sa lecture du. texte ~e Kant ne se trouve pas prise au milieu d'autres études de philosophie générale, mais constitue fortement u~e m~ière ~our Foucault de s'interroger sur ce qu'il fait et de défimr sa smgulanté dans le champ philosophique. la conférence de 1978 On peut commencer en notant le jeu curieux présent dans l'intervention de 1978 à propos du titre de la conférence. Fouc~ult commence par s'excuser de n'avoir pas donné de titre à sa présentation 3 « Qu'est-ce que les Lumières », Magazine litt/raire n° 207, mai 1984, in Dits et tcrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 679-688. Foucault et la leçon kantienne des Lumières 161 o~~ «(( pour la ques:ion dont je voudrais vous parler aujourd'hui, je ne lUi al pas donné ~e titre »). Foucault poursuit par la remarque suivante: « e~ réalité la question dont je voudrais vous parler et dont je veux toujours vous parler, est: Qu'est-ce que la critique?» (d'où le titre, rajouté par la suite). Mais Foucault avait précisé auparavant: « il y en avait un [de titre] qui me hantait mais que je n'ai pas voulu choisir. Vous allez voir pourquoi: c'eût été indécent ». Et à la fin de son intervention, Foucault revient sur cette gêne pour dire: (( vous voyez pouquoi je n'avais pas pu donner, osé donner un titre à ma conférence qui aurait été: "Qu'est-ce que l'Aufkliirung?" ». Ce point est quand même un peu énigmatique, et c'est la première question que je poserais à cette première conférence de Foucault à propos de Kant. Qu'est-ce que donc la question (( Qu'est- ce que l'Aujkliirung? » peut avoir d' « indécent » ou de provocateur, en tous les cas de propre à heurter les susceptibilités d'une assemblée de philosophes? Foucault donne évidemment, dans sa conférence, des éléments de réponse à cette interrogation. Pour cela, on doit distinguer trois niveaux q~i.seraient ce que j'appellerai, par commodité: l'attitude critique; la crItIque transcendantale; et enfin l'Aufkliirung, lequel se trouve un peu à la couture des deux. Attitude critique d'abord. L'attitude critique, c'est ce que Foucault repère dans l'histoire quand il évoque une série de contre~conduires (selon l'expression du cours du premier mars 1978 au collège de France") s'opposant à des modes de gouvernement, et plus précisément à la gouvernem<:ntalité pastorale. La gouvernementalité pastorale désigne, pour aller VIte, au départ un art de conduire les individus à leur propre s~ut,. à partir d'u~ suivi analr:rique de leur existence accompagné d oblIgatIons, tel qu Il se trouve mis en place dans les premiers monastères chrétiens. On peut parler d'une technique de fixation d'identités po~ l~ individus à panir d'un rapport d'obéissance à l'autre, et plus partIcuhèrement, dans le cas de l'aveu, à partir de la production par le dirigé d'un discours vrai sur lui-même. Ce (( gouvernement » peut prendre d'autres formes, mais toujours on retrouvera l'articulation des trois termes: sujet/pouvoir/vérité. De manière très générale, la ~uver~ementalité c~nsiste à produire l'obéissance d'un sujet au moyen d un .discours de v~nté. Cette gouvernementalité suscite, tout au long des Siècles, des réSistances que Foucault désigne du nom «d'attitude 4 Mi~d Foucault, Stcurit/, ttrritoirç, population, éd. M. Sendlan, Hames Etudes, Gallimard Seuil,2004. 162 FrédérÎc Gros crttique ». C'est-à-dire que la critique, telle qu'elle se trouve ici identifiée, ce n'est pas une théorie, ni une doctrine, ni un système: c'est un refus cl' être gouverné comme ceci ou comme cela, un refus cl' obéir, «un art de n'être pas tellement gouverné» (p. 38). En ce premier sens, l'Aujkldrung, que Kant dahs son texte définit comme la sonie de l'état de minorité, manifeste bien cette attitude critique, puisqu'il s'agit bien de renverser le diktat d'une autorité extérieure et de penser par soi- même. Il s'agit bien de refuser cl' obéir à la vérité en tant qu'elle serait pensée, imposée par un autre, et de refuser de se soumettre a priori à des systèmes qui nous feraient obéir au moyen de discours de vérité. Cependant ici se pose le problème du rapport de cette Aufkldrung inspirée par «l'attitude critique» au sens d'un refus d'obéir à ce que Kanr construit par ailleurs comme « critique transcendantale» (au sens de la Critique de la raison pure), à savoir la détermination par la raison des cadres a priori et des limites de la connaissance. Or ce que Foucault affirme en 1978, c'est que Kant pense finalement la critique transcendantale comme préalable à l'Aujklarung: « Kant a fixé à la critique dans son entreprise de désassujettissement par rapport au jeu du pouvoir et de la vérité, comme tâche primordiale, comme prolégomène à toute Aujkliirung présente et future, de connaître la connaissance» (p. 41). C'est-à-dire que si Kant s'inscrit bien, avec son Aujkliirung, dans une tradition de l'attitude critique, c'est à la condition de rabattre la posture de non-gouvernementalité (mettons le refus d'obéir) sur l'exigence transcendantale. De telle sorte que la question « comment ne pas être gouverné comme ceci? » se trouve prise tout entière dans l'éclairage de l'interrogation: « que puis-je connaître? ». C'est ce rabattement qui conduit pour Foucault la philosophie post- kantienne, de l'Ecole de Francfort et Habermas, à entreprendre une analyse des effets de domination de la rationalité dans laquelle Foucault, lui, ne se reconnaît pas, même s'il admet que cette analyse constitue une voie parallèle à la sienne, à partir d'une communauté d'inspiration. Car cette manière post-kantienne de penser la rationalité comme source d'un pouvoir abusif conduit inévitablement à l'idée qu'on ne renversera les effets de domination, en tant qu'ils seraient liés à une rationalité dévoyée, qu'en purifiant la connaissance et en établissant des uploads/Philosophie/ gros-foucault-kant-et-les-lumieres.pdf
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- Publié le Sep 15, 2021
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