LA PHILOSOPHIE ET LES MYTHES PAR GEORGES POLITZER ' I L'humanité civilisée se t
LA PHILOSOPHIE ET LES MYTHES PAR GEORGES POLITZER ' I L'humanité civilisée se trouve placée aujourd'hui devant le fait brutal d'un retour offensif de l'obscurantisme. Ne pouvant accéder au pouvoir et s'y main- tenir qu'en détruisant toutes les valeurs auxquelles s'attache l'homme civilisé, le fascisme veut les extirper, par tous les moyens, de la conscience humaine. « Créer un nouveau type d'homme à partir d'un nouveau mythe de vie, telle est la tâche de notre siècle » (1). Ainsi parle le «théoricien» nazi, Alfred Rosenberg. Le « nouveau mythe», le racisme est allé le chercher en deçà du Christianisme, aux époques de barbarie, chez les tribus migrantes auprès desquelles le Christianisme a accompli son oeuvre civilisatrice. Il s'agit de faire revivre « l'ancien mythe du sang » pour remplacer la conscience de l'homme civilisé par une a âme raciale», la « Ras- senseele ». L'histoire elle-même est une fable destinée à présenter l'ascension de l'homme à la civilisation comme une chute, l'humanisation comme un malheur, les progrès dans la liquidation de la bestialité comme une souillure de la «race». Le but est de faire apparaître la destruction de la civilisation" comme le retour à' la « pureté ». Mais cette « pureté » est également un «mythe». Le nouveau type d'homme est façonné selon les exigences actuelles du capitalisme qui, ne pouvant faire accepter aux hommes civilisés les conditions auxquelles est lié le maintien de sa domination, ni exterminer tous les hommes, entreprend de refaire, à tout prix, par le feu et par le fer, une humanité docile à ses maîtres, aussi malléable, aussi disponible, aussi maniable, mais aussi uniforme et aussi anonyme que l'or qui représente l'âme du capitalisme. La masse doit être « rééduquée ». Le but de cette rééducation est de suppri- mer avant tout la pensée rationnelle, celle qui saisit les rapports réels entre les choses et qui, séparant le fait de l'illusion* atteint à travers les%apparences, la réalité. Il ne doit plus y avoir de lumières dans la conscience des hommes destinés au travail et à la guerre, au service du grand capital. Les hommes doivent demeurer dans l'ignorance des progrès de la conscience humaine, et leur pensée doit être maintenue, par la force, au niveau du «mythe », au niveau de la trans- position des rapports réels en rapports fantastiques. Le mécanisme mental qui est à l'origine de l'élaboration et de l'acceptation des mythes doit redevenir l'art de penser unique et remplacer la raison. Les hommes du xx" siècle avec la men- talité des anciens Germains, voilà « la théorie de la connaissance » raciste. « Le savoir suprême d'une race, écrit Rosenberg, est contenu dans son premier mythe religieux. Et la reconnaissance de ce fait est l'ultime sagesse véritable de l'homme. » (2) . . , Il s'agit avant tout de la transposition mythologique de l'histoire. Ce qu'il faut, c'est empêcher les hommes de connaître d'une manière rationnelle les événe- ments réels et leurs causes motrices véritables. Voilà pourquoi il écrit : « Histoire et tâche d'avenir ne signifient plus lutte d'une classe contre une (1) Der Mythus des Zwanzigsten Jahrhunderts, éd. 1938; p. 2; textes traduits par nous. (2) L. c, p. 684. 16 GEORGES POLITZER autre, entre le dogme d'Eglise et le dogme, mais le règlement de comptes entre sang et sang, race et race, peuple et peuple. » Les trusts continueront à lutter contre l'humanité. Mais l'humanité devra croire que c'est le sang qui lutte contre le sang, et elle devra voir à la place de la causalité réelle une causalité mythologique: croire à la réalité du diable à cause de la réalité de ses souffrances, mais voir le diable dans le Juif, selon la recom- mandation de Mein Kampf. C'est cela que signifie « la reproduction de l'innocence du sang pur », que Rosenberg a appelée « la plus grande tâche qu'un homme puisse se donner aujourd'hui » (1). Rosenberg proclame donc que les vieux contes germaniques ont une vérité éternelle et qu'ils « n'attendent pour refleurir que les âmes mûres et éveil- lées » (2). Le «problème de la connaissance», c'est de trouver la manière dont il convient d'interpréter aujourd'hui « l'éternel drame mythologique primitif ». Le mode d'emploi du mythe pour les temps présents est alors fourni officielle- ment, imposé par l'Etat raciste, conformément aux exigences de la politique du grand capital. L'obscurantisme nazi se moque parfaitement des anciens Germains et de leurs contes. « Les uns veulent, dit Rosenberg, faire revivre à nouveau cette foi éteinte, les autres repoussent cette entreprise en faisant valoir sa prétendue insuffisance, et expliquent Que nous en savons si peu qu'il est impossible de bâtir là-dessus. Les deux ont tort, car ils posent la question d'une manière fausse » (30. Les deux ont réellement tort, et il est vrai qu'ils posent mal la question. Car il ne s'agit pas, pour l'obscurantisme nazi, de savoir qui étaient les anciens Germains, quelles étaient exactement leurs pensées et quelle en est la valeur actuelle. Ce qui lui importe c'est que les hommes pensent aujourd'hui, au sujet des choses actuelles, comme les anciens Germains ont pensé autrefois, au sujet des choses qu'ils avaient sous les yeux. Ce qui lui importe, ce n'est pas la men- talité primitive dans l'homme primitif, mais la mentalité primitive dans l'homme moderne. La vérité de l'aryen blond au front lumineux de « Mein Kampf » importe aussi peu que la chevelure noire de Hitler et le pied-bot de Goebbels. C'est une «tout autre vérité» que la vérité scientifique qui est annoncée par Ro- senberg, « à savoir que pour nous, vérité ne signifie pas ce qui est vrai et faux' logiquement », c'est-à-dire rationnellement, scientifiquement. Le critérium de . la vérité, c'est la «fécondité», et Rosenberg va jusqu'à invoquer «la grande valeur de ces hypothèses scientifiques qui se révèlent plus tard comme maté- riellement inexactes » (4). La vérité du racisme, c'est sa « fécondité » pour le capitalisme. Le mythe est mensonge et la mystique mystification. Travailler à cette mystification, telle est la tâche que l'obscurantisme nazi assigne à la philosophie. La philosophie doit devenir la servante de la mytho- logie. « Une conception du monde, écrit Rosenberg, ne sera « vraie » que si fable, légende, mystique, art et philosophie se soutiennent mutuellement, en exprimant la même chose de différentes manières, ayant pour point de départ des valeurs internes de même espèce » (5). A l'époque où existe la science la plus développée, c'est la fable que le phi- losophe doit enseigner et justifier. Les vieux contes allemands « peuvent être (1) Der Mythus, p. 17. (2) L. c, p. 687. (3) L. c, p. 687. (4) L. c, p. 686. (5) L. c, p. 688. LA PHILOSOPHIE ET LES MYTHES 17 à tout moment refondus dans une autre forme de l'interprétation du monde : la forme conceptuelle ». Voilà le rôle de la philosophie : la transposition des vieux mythes. Cette transposition « ne signifie pas une évolution au sens d'un progrès, mais seule- ment, l'élaboration du contenu mythique donné, selon le mode d'exposé du mo- ment, en cherchant toujours les formes d'une époque » (1). Autrement dit : après philosophia est ancilla theologise, nous ayons philoso- phia est ancilla fabulse. Il doit en être ainsi à l'époque des sciences modernes. Le philosophe doit donc être, comme Rosenberg lui-même, un charlatan. Ainsi maintenant, selon l'hitlérisme, la raison doit finir, la Phénoménologie de l'Esprit, au sens hégélien du mot, doit être oubliée, la pensée des grandes masses doit demeurer au niveau de l'imagination primitive, et son contenu doit être constitué par des images standardisées qui formeront le seul contenu in- tellectuel de la Rassenseele remplaçant la personnalité humaine nationale et indi- viduelle. Cette « unité » nazie entre le conte, c'est-à-dire le mensonge, et la philosophie, c'est, évidemment,. la négation de la philosophie, telle qu'elle s'est développée depuis l'antiquité grecque, c'est-à-dire de la philosophie rationnelle. Car, précisément, la philosophie s'oppose, dès sa naissance dans la Grèce antique, à la mythologie, et c'est l'essence même de la philosophie que Platon a exprimée en préconisant dans la République que le poète, couronné de fleurs, soit chassé de la Cité. C'était le symbole du mythe chassé par la science, la philosophie rationnelle cherchant à dégager la conscience humaine des images fausses des temps primitifs. C'est ainsi encore que, chaque fois, aux grandes époques de l'histoire, la philosophie se renouvelle par le progrès scientifique et se dresse alors contre ce qui est resté de la mythologie. La philosophie des lumières s'affirme, avec Descartes, philosophie des idées claires et distinctes contre les idées obscures et confuses. Mais clarté et distinction, obscurité et confusion n'ont pas simplement une signi- fication « psychologique ». Elles ne se rapportent pas à n'importe quel genre d'évidence : l'évidence n'est pas l'intensité avec laquelle n'importe quelle conscience s'attache à n'importe quelle croyance. La clarté et la distinction dépendent du contenu des idées. La conscience rationnelle vérifie le contenu des idées auxquelles elle adhère; elle exige la justification de uploads/Philosophie/ politzer-1939-philosophie-mythes-lp.pdf
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- Publié le Jui 08, 2021
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