Anthropologie de la nature M. Philippe DESCOLA, professeur Sous l’intitulé « Mo
Anthropologie de la nature M. Philippe DESCOLA, professeur Sous l’intitulé « Modalités de la figuration » le cours de cette année constituait la première partie d’un cycle d’enseignement consacré aux différentes formes culturelles de la mise en image. A ` ce stade initial, il s’agissait d’abord de préciser les méthodes et le domaine d’une anthropologie de la figuration, essentiellement au regard des champs couverts par l’anthropologie de l’art, l’histoire de l’art et l’esthétique philosophique. La figuration est ici entendue comme cette opération universelle au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est investi de façon ostensible d’une « agence » (au sens de l’anglais agency) socialement définie suite à une action de façonnage, d’aménagement, d’ornementation ou de mise en situation visant à lui donner un potentiel d’évocation iconique d’un prototype réel ou imaginaire qu’il dénote de façon indicielle (par délégation d’intentionnalité) en jouant sur une ressemblance directe de type mimétique ou sur tout autre type de motivation identifiable de façon médiate ou immédiate. Tout en adoptant à cet égard la perspective intentionnaliste développée par certains auteurs (D. Freedberg, L. Bakewell, A. Gell, J.M. Schaeffer, entre autres) — c’est-à-dire l’idée selon laquelle la meilleure manière d’aborder les objets d’art est de les traiter non pas en fonction des significations qui leur sont attachées ou des critères du beau auxquels ils devraient répondre, mais plutôt comme des agents ayant un effet sur le monde —, la présente démarche s’en distingue en ne prenant justement pas l’art comme un objet dans la mesure où le domaine qu’il qualifie paraît impossible à spécifier de façon transhistorique et transculturelle sur la seule base de propriétés perceptives ou symboliques qui lui seraient inhérentes. En privilé- giant l’opération de figuration, on met l’accent sur le fait que, parmi la multitude d’objets non humains à qui l’on peut imputer une efficience sociale autonome — une victime sacrificielle, une pièce de monnaie, un fétiche ou une copie de la constitution, par exemple —, c’est seulement à ceux qui possèdent aussi un caractère iconique que l’on s’intéressera, évitant par là l’embarras dans lequel on peut tomber lorsque l’on tente de définir précisément les attributs, même purement relationnels, de l’objet d’art. Précisons d’ailleurs à ce propos que l’ico- PHILIPPE DESCOLA 448 nicité, au sens premier que lui donne C. S. Peirce, n’est pas la simple ressem- blance, encore moins la représentation réaliste, mais le fait qu’un signe exhibe la même qualité, ou configuration de qualités, que l’objet dénoté, de sorte que cette relation permette au spectateur de l’icone de reconnaître le prototype auquel elle renvoie. S’intéresser à la figuration de façon anthropologique, ce n’est pas faire de l’anthropologie de l’art ; en effet, cette branche de la discipline s’occupe pour l’essentiel de restituer le contexte social et culturel de production et d’usage des artefacts non occidentaux qui ont été investis par les Occidentaux d’une vertu esthétique, de sorte que leur signification puisse devenir accessible au public qui fréquente les musées ethnographiques à partir des mêmes critères que ceux qui sont acceptés pour l’appréciation esthétique des objets traditionnellement abrités dans les musées d’art (catégorisation, périodisation, fonction, style, qualité d’exé- cution, rareté, symbolisme, etc.). Or, pour utile que soit la multiplication des études sur les conceptions du beau dans les civilisations non européennes et sur les conditions de la fabrication, de l’emploi et de la réception de cette catégorie d’artefacts à qui les Occidentaux reconnaissent une valeur esthétique, ce genre de tâche ne peut être à proprement parler défini comme anthropologique puisque, à quelques très rares exceptions près — notamment celle du regretté Alfred Gell —, il n’est fondé sur aucune théorie anthropologique générale et son objectif n’est pas d’en produire une ; on est là à un étage différent du travail anthropolo- gique, analogue à celui qu’occupe l’histoire de l’art, et qu’il vaudrait mieux appeler une ethnologie de l’art, la première s’occupant des objets d’art occiden- taux, la seconde des artefacts issus des cultures non occidentales contemporaines qui paraissent présenter avec ces objets un air de famille. Aborder le champ de la figuration, c’était aussi saisir l’occasion de mettre à l’épreuve une théorie anthropologique développée au cours d’un cycle d’ensei- gnement précédent et qui pose que les diverses manières d’organiser l’expérience du monde, individuelle et collective, peuvent être ramenées à un nombre réduit de modes d’identification correspondant aux différentes façons de distribuer des propriétés aux existants, c’est-à-dire de les doter ou non de certaines aptitudes les rendant capables de tel ou tel type d’action. Fondée sur les diverses possibi- lités d’imputer à un aliud indéterminé une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celles dont tout humain fait l’expérience, l’identification peut donc se décliner en quatre formules ontologiques : soit la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps, et c’est l’animisme ; soit les humains sont seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par leurs caracté- ristiques matérielles, et c’est le naturalisme ; soit certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nommée, les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type, et c’est le totémisme ; soit tous les éléments du monde se différen- cient les uns des autres ontologiquement, raison pour laquelle il convient de ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE 449 trouver entre eux des correspondances stables, et c’est l’analogisme. On avait déjà pu montrer les années précédentes, d’une part, que chacun de ces modes d’identification préfigure un genre de collectif plus particulièrement adéquat au rassemblement dans une destinée commune des types d’être qu’il distingue, donc que chaque ontologie engendre une sociologie qui lui est propre ; d’autre part, que les découpages ontologiques opérés par chacun de ces modes ont une inci- dence sur la définition et les attributs du sujet, donc que chaque ontologie sécrète une épistémologie et une théorie de l’action adaptées aux problèmes qu’elle a à résoudre. Il paraissait donc logique d’examiner ensuite l’effet induit par ces quatre formules sur la genèse des images ; car si la figuration est une disposition universelle, en revanche, les produits de cette activité, c’est-à-dire le type d’entité qu’elle donne à voir, le type d’agence dont ces produits sont investis, et les moyens par l’intermédiaire desquels ils sont rendus visibles, tout cela devrait en principe varier, chacun des modes d’identification stipulant des propriétés différentes pour les objets figurables et appelant donc un mode de figuration particulier. Il s’agis- sait au fond de mettre en évidence qu’à chaque ontologie correspond une iconolo- gie qui lui est propre. Toutefois, les modes de figuration ne doivent pas être conçus comme des styles au sens de l’histoire de l’art, mais plutôt comme des ontologies « morpho- logisées », lesquelles ne permettent pas tant de prévoir la forme générale d’une image investie d’une agence socialement définie que d’anticiper plutôt le type d’agence associé à un type de forme. Et c’est en cela qu’une anthropologie de la figuration au sens où on l’entend ici diffère de la théorie du « réseau de l’art » (art nexus) développée par A. Gell. Celle-ci propose un mécanisme simple permettant de classer dans une combinatoire générative les divers relations pos- sibles entre les quatre termes de l’activité artistique — l’indice, le prototype, l’artiste et le destinataire —, relations qui se déploient autour d’objets intention- nels définis non par des caractéristiques formelles, mais par le type de délégation d’agence que ces objets médiatisent. Or, si cette théorie fournit un moyen d’échapper aux critères iconologiques eurocentrés de l’esthétique occidentale, et c’est déjà un immense mérite, elle ne contribue guère à l’élaboration d’une grammaire comparée des schèmes figuratifs ; en effet, la dimension intentionnelle des objets étant, pour Gell, tout entière fonction des relations au sein desquelles ils sont insérés, la théorie du réseau de l’art ne dit rien ni des caractéristiques formelles les plus propices à l’expression dans un objet de tel ou tel type de délégation d’intentionnalité, ni des raisons, autres que fonctionnelles, qui expli- queraient certaines convergences stylistiques là où l’influence par la diffusion paraît exclue. Au demeurant, dès que Gell s’attache à rendre compte d’une cohérence iconologique locale, comme c’est le cas dans son analyse du corpus marquisien, il ne fait plus intervenir les mécanismes d’incorporation et de délégation d’agence si ce n’est à la marge, c’est-à-dire pour justifier la correspondance entre codes stylistiques et structure sociale sur la base du principe très général que les objets d’art sont des agents sociaux puisqu’ils sont le produit d’initiatives sociales. PHILIPPE DESCOLA 450 Avant même de définir les caractéristiques des modes de figuration propres à chacun des quatre modes d’identification, il convenait toutefois d’envisager plu- sieurs difficultés découlant d’une entreprise de cette nature. Le premier problème à confronter est celui du niveau pertinent auquel une différence ou une ressem- blance dans les schèmes figuratifs devient significative. Une simple similitude formelle entre telle ou telle technique de figuration employée par des civilisations éloignées dans le temps ou l’espace n’est pas suffisante en soi pour uploads/Philosophie/ modalite-s-de-la-figuration-i-p-descola 1 .pdf
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- Publié le Jui 26, 2021
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