JEAN SCOT ÉRIGÈNE, LA CONNAISSANCE DE SOI ET LA TRADITION IDÉALISTE Dermot Mora

JEAN SCOT ÉRIGÈNE, LA CONNAISSANCE DE SOI ET LA TRADITION IDÉALISTE Dermot Moran et Juliette Lemaire P.U.F. | Les études philosophiques 2013/1 - Vol. 113 pages 29 à 56 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2013-1-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Moran Dermot et Lemaire Juliette, « Jean Scot Érigène, La connaissance de soi et la tradition idéaliste », Les études philosophiques, 2013/1 Vol. 113, p. 29-56. DOI : 10.3917/leph.131.0029 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 128.135.12.127 - 24/03/2013 22h05. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 128.135.12.127 - 24/03/2013 22h05. © P.U.F. Les Études philosophiques, n° 1/2013, pp. 29-­ 56 Jean Scot Érigène, la connaissance de soi et la tradition idéaliste Aucun homme connaissant correctement la nature des choses ne peut mettre en doute le fait que tous les existants s’avèrent contenus dans l’Intelligence divine. (Divino animo omnia contineri nullus recte naturas rerum intelligens dubitat). (Érigène, Periphyseon, V. 925a) Interpréter un penseur médiéval à la lumière de la philosophie actuelle Un homme nommé Johannes (ca. 790/800-­ ca. 877) identifié comme un Irlandais (scottus), qui usa du nom de plume « Eriugena » (ce qui signifie « né Irlandais ») pour signer un seul manuscrit, fut le principal penseur de la renovatio carolingienne, un penseur bien plus original, profond et systé- matique que Alcuin ou Hilduin1. Né quelque part en Irlande, il apparaît pour la première fois dans l’histoire officielle comme un disputant théo- logien, clerc et enseignant (magister), doté d’une réputation extraordinaire pour son enseignement, dans la cour itinérante de Charles le Chauve2, qui se déplaçait dans les centres royaux et monastiques variés de la région d’Île- de-France3. Érigène est d’abord mentionné comme un spécialiste des arts libéraux, mais fut ensuite engagé comme disputant théologien dans un 1. Sur la vie d’Érigène, voir Maïeul Cappuyns, Jean Scot Érigène. Sa vie, son œuvre, sa pensée, Louvain, Abbaye de Mont-César, 1933, passim et Dermot Moran, The Philosophy of John Scottus Eriugena. A Study of Idealism in the Middle Ages, New York, Cambridge University Press, 1989, pp. 35-­ 47. Johannes Scottus signe sa dédicace épistolaire de sa traduction du travail de Denys l’Aréopagite du nom de plume « Érigène ». Érigène corrigea et augmenta la première traduction de Dionysius par Hilduin et enjoignait quiconque doutait de sa traduc- tion de vérifier le grec (voir PL, CXXII.1032c). 2. Voir Mary Brennan, « Materials for the Biography of Johannes Scottus Eriugena », Studi Medievali, 3a serie, XXVII, 1, 1986, pp. 413-­ 460. Le nom d’Érigène est absent des Annales de St-­ Bertin, qui archivaient la vie à la cour de Charles le Chauve. Les références les plus anciennes à son sujet sont des archives de recettes médicinales qui lui ont été attribuées. Cependant, il y a une référence à John « l’Irlandais » chez Prudence de Troyes dans son De Praedestinatione (851) comme un continuateur de Pélage (Pelagii … sectatorem Ioannem vide- licet Scotum, PL, CXV 1011B), qui seul « se rendit d’Irlande en Gaule » (te solum … Galliae transmisit Hibernia, PL, CXV 1194a). Il est cité par Pardule (comme le note Rémi) comme « cet Irlandais, qui dans un palais royal, est appelé John » (Scotum illum qui est in palatio regis, Joannem nomine, PL, CXXI 1052a). 3. Voir John J. Contreni, The Cathedral School of Laon from 850 to 930: Its Manuscripts and Masters, Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance-­ Forschung, 29, Munich, Arbeo-­ Gesellschaft, 1978. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 128.135.12.127 - 24/03/2013 22h05. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 128.135.12.127 - 24/03/2013 22h05. © P.U.F. 30 Dermot Moran débat sur la prédestination. À la suite de quelques difficultés avec les auto- rités ecclésiastiques au sujet de son De divina praedestinatione4, il réapparaît comme le traducteur des textes chrétiens grecs, en particulier des travaux de Denys l’Aréopagite, nommé à cette tâche par le roi Charles lui-­ même. Cependant, son travail philosophique le plus original et le plus créatif est son dialogue cosmologique extraordinaire, Periphyseon (également connu sous le titre De divisione naturae, ca. 862-­ ca. 867)5. Le Periphyseon (littéralement « sur ou à propos des natures ») est décrit par Érigène comme une « étude de la nature » (physiologia, PP, IV, 741c)6, mais « nature » (Érigène utilise à la fois le grec ϕύσις et le latin natura, PP, I, 441a) est ici définie d’une façon nouvelle et radicale. Les protagonistes du dialogue – Nutritor et Alumnus – se proposent de discourir sur la « totalité de toutes choses » (universitas rerum), c’est-­ à-­ dire, toute chose rassemblée sous le nom « nature universelle » (universalis natura, PP, II, 525b) ou simplement univer- sitas qui inclut « Dieu et créature » (deus et creatura, PP, II, 524d). Au cours du dialogue, le « philosophe » (philosophus) ou le « théologien » (theologus) est aussi représenté comme un « cosmologiste » (sapiens mundi) ou « physicien » (fisicus) menant une « enquête sur la nature » (inquisitio naturarum, PP, II, 608c), guidé par la « nature, l’enseignante elle-­ même » (natura ipsa magistra, PP, II, 608d). Un Hexaemeron ou récit des six jours de la création est inclus comme faisant partie de son enquête sur la nature. « Nature » signifie alors non seulement la nature créée mais inclut aussi la nature divine. Au début du dialogue, Érigène offre une nouvelle définition de la nature comme « un nom général pour toutes les choses qui sont et toutes les choses qui ne sont pas (Est igitur natura generale nomen, ut diximus, omnium quae sunt et quae non sunt, PP, I, 441a), la Nature qui inclut « à la fois Dieu et la créature » doit aussi être comprise en termes de relation dialectique entre être et néant, une relation qui peut être décomposée en plusieurs noms dis- tincts. Dieu et nature doivent être pensés ensemble et ne doivent pas être considérés comme séparés l’un de l’autre (a seipsis distantia, PP, III, 678c). En effet, la nature en tant que telle signifie à la fois la compréhension divine comme cachée et la manifestation du divin, qui inclut aussi l’incarnation du Verbe divin dans les mots humains. Par conséquent, la nature contient la transcendance, l’inconnaissabilité et l’obscurité du divin aussi bien que son 4. Voir G. Madec (éd.), Iohannis Scotti de divina praedestinatione, CCCM 50, Turnhout, Brepols, 1978. 5. H.-­ J. Floss (éd.), Johannis Scoti Opera quae supersunt Omnia, Patrologia Latina (cité désormais PL) vol. 122 (Paris, 1853). Une nouvelle édition a été réalisée par É. Jeauneau : Iohannis Scotti seu Eriugenae Periphyseon curavit Eduardus A. Jeauneau, 5 vol., CCCM 161-­ 5, Turnhout, Brepols, 1996-­ 2003. Le Periphyseon (abrégé désormais PP) sera cité selon l’édition de Jeauneau et dans la traduction suivante : Jean Scot Érigène, De la division de la Nature : Periphyseon, trad. Francis Bertin, Paris, Puf, 1995-­ 2009. 6. En effet, il y a au moins un manuscrit, le MS Brit. Mus. Addit. 11035, f. 9r qui donne le titre Liber phisiologiae Iohannis Scottigenae – voir I. P . Sheldon-­ Williams (éd.), Iohannis Scotti Eriugenae Periphyseon, De Divisione Naturae, livre Un, Dublin, Dublin Institute for Advanced Studies, 1968, p. 10. 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La nature humaine faite à l’image de Dieu est médiatrice entre le créateur divin et le monde de la création finie. La nature humaine (du moins avant la chute) à la fois embrasse toutes choses et reflète les attributs uploads/Philosophie/ moran-jean-scot-erigene.pdf

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