Gaston Bachelard [1884-1962] (1934) LE NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE Un document p
Gaston Bachelard [1884-1962] (1934) LE NOUVEL ESPRIT SCIENTIFIQUE Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi Courriel : jean-marie_tremblay@uqac.ca Site web pédagogique : http ://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/ Gaston Bachelard (1934) Le nouvel esprit scientifique 7 [1] INTRODUCTION La complexité essentielle de la philosophie scientifique Plan de l'ouvrage I Retour à la table des matières DEPUIS WILLIAM JAMES, on a souvent répété que tout homme cultivé suivait fatalement une métaphysique. Il nous paraît plus exact de dire que tout homme, dans son effort de culture scientifique, s'ap- puie non pas sur une, mais bien sur deux métaphysiques et que ces deux métaphysiques naturelles et convaincantes, implicites et tenaces, sont contradictoires. Pour leur donner rapidement un nom provisoire, désignons ces deux attitudes philosophiques fondamentales, tranquil- lement associées dans un esprit scientifique moderne, sous les étiquet- tes classiques de rationalisme et de réalisme. Veut-on tout de suite une preuve de ce paisible éclectisme ? Qu'on médite ce postulat de philo- Gaston Bachelard (1934) Le nouvel esprit scientifique 8 sophie scientifique 1 En fait, la philosophie scientifique ne s'est pas épurée depuis la dé- claration de Bouty. Il ne serait pas difficile de montrer, d'une part, que, dans ses jugements scientifiques, le rationaliste le plus déterminé accepte journellement l'instruction d'une réalité qu'il ne connaît pas à fond et que, d'autre part, le réaliste le plus intransigeant procède à des simplifications immédiates, exactement comme s'il admettait les prin- cipes informateurs du rationalisme. Autant dire que pour la philoso- phie scientifique, il n'y a ni réalisme ni rationalisme absolus et qu'il ne faut pas partir d'une attitude philosophique générale pour juger la pen- sée scientifique. Tôt ou tard, c'est la pensée scientifique qui deviendra le thème fondamental de la polémique philosophique ; cette pensée conduira à substituer aux métaphysiques intuitives et immédiates les métaphysiques discursives objectivement rectifiées. À suivre ces recti- fications, on se convainc par exemple qu'un réalisme qui a rencontré le doute scientifique ne peut plus être de même espèce que le réalisme immédiat. On se convainc également qu'un rationalisme qui a corrigé des jugements a priori, comme ce fut le cas dans les nouvelles [3] ex- tensions de la géométrie, ne peut plus être un rationalisme fermé. Il y aurait donc intérêt, croyons-nous, à prendre la philosophie scientifique en elle-même, à en juger sans idées préconçues, en dehors même des obligations trop strictes du vocabulaire philosophique traditionnel. La science crée en effet de la philosophie. Le philosophe doit donc inflé- chir son langage pour traduire la pensée contemporaine dans sa sou- plesse et sa mobilité. Il doit aussi respecter cette étrange ambiguïté qui veut que toute pensée scientifique s'interprète à la fois dans le langage : « La science est un produit de l'esprit humain, produit conforme aux lois de notre pensée et adapté au monde [2] ex- térieur. Elle offre donc deux aspects, l'un subjectif, l'autre objectif, tous deux également nécessaires, car il nous est aussi impossible de changer quoi que ce soit aux lois de notre esprit qu'à celles du Mon- de. » Étrange déclaration métaphysique qui peut aussi bien conduire à une sorte de rationalisme redoublé qui retrouverait, dans les lois du Monde, les lois de notre esprit, qu'à un réalisme universel imposant l'invariabilité absolue « aux lois de notre esprit » conçues comme une partie des lois du Monde ! 1 Bouty, La Vérité Scientifique, 1908, p. 7. Gaston Bachelard (1934) Le nouvel esprit scientifique 9 réaliste et dans le langage rationaliste. Peut-être alors devrait-on pren- dre comme une première leçon à méditer, comme un fait à expliquer, cette impureté métaphysique entraînée par le double sens de la preuve scientifique qui s'affirme dans l'expérience aussi bien que dans le rai- sonnement, à la fois dans un contact avec la réalité et dans une réfé- rence à la raison. Il semble d'ailleurs qu'on puisse donner rapidement une raison de cette base dualistique de toute philosophie scientifique : par le fait même que la philosophie de la science est une philosophie qui s'appli- que, elle ne peut garder la pureté et l'unité d'une philosophie spécula- tive. Quel que soit le point de départ de l'activité scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre qu'en quittant le domaine de base : si elle expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut expérimenter. Toute application est transcendance. Dans la plus sim- ple des démarches scientifiques, nous montrerons qu'on peut saisir une dualité, une sorte de polarisation épistémologique qui tend à classer la phénoménologie sous la double rubrique du pittoresque et du compré- hensible, [4] autrement dit, sous la double étiquette du réalisme et du rationalisme. Si nous savions, à propos de la psychologie de l'esprit scientifique, nous placer juste à la frontière de la connaissance scienti- fique, nous verrions que c'est à une véritable synthèse des contradic- tions métaphysiques qu'est occupée la science contemporaine. Toute- fois le sens du vecteur épistémologique nous paraît bien net. Il va sû- rement du rationnel au réel et non point, à l'inverse, de la réalité au général comme le professaient tous les philosophes depuis Aristote jusqu'à Bacon. Autrement dit, l'application de la pensée scientifique nous parait essentiellement réalisante. Nous essaierons donc de mon- trer au cours de cet ouvrage ce que nous appellerons la réalisation du rationnel ou plus généralement la réalisation du mathématique. D'ailleurs ce besoin d'application, quoique plus caché dans les sciences mathématiques pures, n'y est pas moins efficace. Il vient ap- porter dans ces sciences en apparence homogènes un élément de dua- lité métaphysique, un prétexte à des polémiques entre réalistes et no- minalistes. Si l'on condamne trop tôt le réalisme mathématique, c'est qu'on est séduit par la magnifique extension de l'épistémologie for- melle, c'est-à-dire par une sorte de fonctionnement à vide des notions mathématiques. Mais si l'on ne fait pas indûment abstraction de la psychologie du mathématicien, on ne tarde pas à s'apercevoir qu'il y a Gaston Bachelard (1934) Le nouvel esprit scientifique 10 dans l'activité mathématique plus qu'une organisation formelle de schèmes et que toute idée pure est doublée d'une application psycho- logique, d'un exemple qui fait office de réalité. Et l'on s'aperçoit, à méditer le travail mathématicien, qu'il provient toujours d'une exten- sion d'une [5] connaissance prise sur le réel et que, dans les mathéma- tiques mêmes, la réalité se manifeste en sa fonction essentielle : faire penser. Sous une forme plus ou moins nette, dans des fonctions plus ou moins mêlées, un réalisme mathématique vient tôt ou tard corser la pensée, lui donner la permanence psychologique, dédoubler enfin l'ac- tivité spirituelle en faisant apparaître, là comme partout, le dualisme du subjectif et de l'objectif. Comme nous nous proposons d'étudier surtout la philosophie des sciences physiques, c'est la réalisation du rationnel dans l'expérience physique qu'il nous faudra dégager. Cette réalisation qui correspond à un réalisme technique nous paraît un des traits distinctifs de l'esprit scientifique contemporain, bien différent à cet égard de l'esprit scienti- fique des siècles derniers, bien éloigné en particulier de l'agnosticisme positiviste ou des tolérances pragmatiques, sans rapport enfin avec le réalisme philosophique traditionnel. En effet, il s'agit d'un réalisme de seconde position, d'un réalisme en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l'immédiat, d'un réalisme fait de raison réalisée, de raison expérimentée. Le réel qui lui correspond n'est pas rejeté dans le domaine de la chose en soi inconnaissable. Il a une tout autre richesse nouménale. Alors que la chose en soi est un noumène par exclusion des valeurs phénoménales, il nous semble bien que le réel scientifique est fait d'une contexture nouménale propre à indiquer les axes de l'ex- périmentation. L'expérience scientifique est ainsi une raison confir- mée. Ce nouvel aspect philosophique de la science prépare une rentrée du normatif dans l'expérience : la nécessité de l'expérience [6] étant saisie par la théorie avant d'être découverte par l'observation, la tâche du physicien est d'épurer assez le phénomène pour retrouver le nou- mène organique. Le raisonnement par construction que M. Goblot a dégagé dans la pensée mathématique fait son apparition dans la Phy- sique mathématique et dans la Physique expérimentale. Toute la doc- trine de l'hypothèse du travail nous paraît vouée à une prompte déca- dence. Dans la proportion où cette hypothèse a été reliée à l'expérien- ce, elle doit être tenue pour aussi réelle que l'expérience. Elle est réali- sée. Le temps des hypothèses décousues et mobiles est passé, comme Gaston Bachelard (1934) Le nouvel esprit scientifique 11 est passé le temps des expériences isolées et curieuses. Désormais, l'hypothèse est synthèse. Si le réel immédiat est un simple prétexte de pensée scientifique et non plus un objet de connaissance, il faudra passer du comment de la description au commentaire théorique. Cette explication prolixe éton- ne uploads/Philosophie/ g-bachelard-le-nouvel-esprit-scientifique-introduction.pdf
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- Publié le Apv 17, 2021
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