Un livre majeur qui dénonce ceux qui cherchent encore, contre l’évidence de
Un livre majeur qui dénonce ceux qui cherchent encore, contre l’évidence de la totale compromission de Heidegger au nazisme, à éviter le naufrage du « prophète » Ce livre de François Rastier fait partie des ouvrages de salubrité publique. Dans une époque où de nombreux intellectuels, et parmi eux des philosophes de grande notoriété, compromettent l’exercice de la pensée par leurs concessions à l’identitarisme ou au relativisme, l’auteur nous fournit les armes pour ne pas être dupe des faux-semblants. On éprouve, en le lisant, une allégresse constante que son érudition non seulement ne contrarie pas mais renforce. Car si F. Rastier a tout lu et tout maîtrisé, le soin mis à nous renvoyer aux sources de ses analyses fait du lecteur le complice joyeux de sa dénonciation. L’inanité d’une séparation Car c’est bien de dénonciation qu’il s’agit : celle des diverses catégories d’heideggériens qui cherchent encore, contre l’évidence de sa totale compromission au nazisme, à éviter le naufrage du « prophète ». L’un des principaux objectifs de F. Rastier est de montrer, sans pour autant se livrer à l’exercice fastidieux d’une introduction à la pensée du Maître (il le nomme ainsi, comme pour se moquer de ceux qui ne voient dans l’éthique qu’une préoccupation des faibles), que la séparation entre le recteur nazi et le philosophe du Dasein est au mieux un non-sens mais plus certainement une faute morale d’une extrême gravité. Or c’est cette faute qui fait l’objet d’un invraisemblable déni. Naufrage d'un prophète. Heidegger aujourd'hui François Rastier Presses universitaires de France (PUF) 160 pages Esprit Heidegger ou la compromission de la philosophie PAR Alain POLICAR Date de publication • 03 février 2016 Ce dernier touche des philosophes aux engagements politiques extrêmement divers : certes François Fédier et Jean Beaufret, thuriféraires patentés que rien ne saurait troubler, mais également, dans une sorte d’inventaire à la Prévert, Badiou, Vattimo, Trawny, Finkielkraut, B.-H. Lévy, Agamben, Cassin, Derrida, Nancy, Lacoue-Labarthe, Negri, Zizek, Blanchot, Lyotard, Rorty, Safranski, Salanskis, France-Lanord, Romano… Cette liste, aussi hétérogène paraisse-t-elle, indique précieusement ce qui est visé dans l’étude de F. Rastier : le « déconstructionnisme » et, plus généralement, la philosophie non argumentative. Car ce que pratiquent les heideggériens, quelle que soit leur obédience, c’est « l’art de ne pas lire ». Comment sinon expliquer qu’il ait fallu attendre la publication des Cahiers noirs pour voir quelques apologistes troublés admettre enfin (pour certains d’entre eux) l’antisémitisme du Maître qu’ils n’avaient pas perçu dans les 93 volumes précédents ? La thèse de l’erreur de jugement temporaire (celle également invoquée pour sauver Carl Schmitt de l’opprobre), qui justifiait l’intenable séparation entre, d’une part, les cours et discours militants et, d’autre part, les textes fondateurs, a désormais vécu. Il faut dire que les ayants droit n’ont pas ménagé leurs efforts pour éviter de publier une édition critique, laquelle aurait permis de repérer les réécritures, les tentatives d’effacer les traces, et présenter un auteur « idéalisé, poétisé, romantisé » (p. 70). Mais, soyons honnête, ils ne font que respecter le désir de Heidegger, ce dernier incitant à une lecture ésotérique et déclarant « ne rien pouvoir pour ceux qui ne comprenaient pas l’intention première malgré les réécritures » (p. 71). Il ajoutait que « le plus grand danger pour la Pensée est la tentative de se faire comprendre » (cité par F. Rastier, p. 75). Programme exaltant qui est celui d’un prophète : F. Rastier souligne que si Sein und Zeit (1927) évoque des thèmes traditionnels en philosophie (ontologie grecque ou phénoménologie de la quotidienneté), Heidegger, membre actif d’une société ésotérique catholique, la Ligue du Graal, emploie des mots cryptés, des néologismes jamais définis et agissant comme des symboles inexpliqués, et utilise des procédés de dissémination et d’équivoque. Et ce discours prophétique (à l’image de celui d’Hitler) se présente comme une réaction contre le prophétisme juif : « La prophétie est la technique du rejet du destinal dans l’histoire. Elle est un instrument de la volonté de puissance. Que les grands prophètes soient Juifs est un fait dont le secret n’a pas encore été pensé » (Heidegger cité par Rastier, p. 31). La légitimité, voire la nécessité, de ce « pathos prophétique » se fonde sur la transformation d’événements politiques, tels la venue du IIIe Reich et l’extermination des juifs, en événements théologiques : « Dans son catastrophisme, Heidegger prophétise ce qui vient d’advenir, en recodant les événements dans l’Histoire de l’Être – ou en agitant des menaces : ainsi la technique (enjuivée) qui menace de faire “partir la terre en fumée” (selon Trawny) » (p. 33). Ainsi le changement purificateur aura lieu, l’humanité actuelle, dans un grand mouvement de restauration apocalyptique, sera remplacée par une humanité nouvelle. On songe ici à l’expression fortement suggestive de Saul Friedländer parlant d’« antisémitisme rédempteur » pour qualifier l’antisémitisme nazi. Le Führer, pour Heidegger, est celui qui libère de la dépossession, qui permet la « restitution de l’Étant » et inaugure un « autre commencement » où « la force de l’essence non encore purifiée des Allemands est capable de préparer dans ses fondements une nouvelle vérité de l’Être » . i i La promesse prophétique Le corpus canonique ne peut donc plus être lu sans les textes qui leur sont contemporains (de 1930 à 1970) et qui « utilisent le même langage, exploitent les mêmes thèmes, mais en ajoutant ce qu’ils taisent ou en reformulant plus clairement ce qu’ils voilaient » (p. 71). Les Cahiers noirs ne font que révéler la promesse prophétique, laquelle n’était jusqu’alors que suggérée. F. Rastier insiste justement sur l’aspect délirant du prophétisme heideggérien, celui-ci prêtant une puissance surnaturelle aux noms débutant par la lettre H, et annonçant le caractère historique de l’année 2327 (400 anniversaire de la publication de Sein und Zeit). Ce nostradamisme, qui est « la rançon d’une vision du monde qui refuse le principe de réalité pour s’ériger en critère de toute vérité » (p. 47) décourage tout débat philosophique. Au-delà, il légitime le complotisme dont la « logique délirante de métonymie généralisée voit partout le même ennemi, sous des guises diverses » (ibid.). Il entre en congruence avec l’idée que le lecteur de Heidegger doit être pénétré, c’est-à-dire intimidé et soumis : « La lecture n’est pas appropriation critique mais contemplation » (p. 77). Et en effet interprétation et prophétie ne sauraient s’accommoder l’une de l’autre. C’est pourquoi tout est permis, notamment la transformation des bourreaux en victimes. Le premier moment de cette transformation, c’est l’idée que celui qui ne meurt pas de la mort des héros ne meurt pas vraiment . Comme le souligne F. Rastier, Heidegger « brouille le fait historique de l’extermination en concluant que l’homme n’est pas encore le mortel » (p. 96). Ce négationnisme ontologique (selon l’expression d’Emmanuel Faye) renvoie à l’idée que « les Juifs, purs étants erratiques, sont dépourvus de monde propre car privés de racines et cosmopolites, ils restent sans rapport à l’Être » (ibid.). Le second moment, clairement manifeste dans les deux conférences de 1949 (parues en allemand en 1994 mais inédites en français), permet de confondre l’extermination nazie avec la politique américaine (ou russe), thème central chez de nombreux philosophes « radicaux ». Heidegger écrit : « L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée ; dans son essence c’est la même chose que le blocus de régions afin de les affamer , la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène » (cité par Rastier, p. 97). Dès lors, la signification historique de l’extermination est détournée, puisque s’accomplissant dans les malheurs présents des Allemands, « la culpabilité est transmuée en victimisation » (p. 99). Au lieu donc de distinguer, comme l’exige la pensée analytique, « il s’agit ici de confondre tant les formes que les fonds sémantiques et les moments, par l’intervention providentielle d’une identité métaphysique qui réside dans l’Essence » (p. 100). Confusion à laquelle succombe Marcel Conche lorsqu’il écrit : « Le national-socialisme lui-même n’a, comme tel, pas grand- chose à voir avec Auschwitz » . Conclusion : « Il ne sera jamais dit que l’introduction du nazisme dans la philosophie la ravale à la servitude idéologique ; comme il serait discourtois d’insinuer que des collègues aient pu, de bonne foi ou non, faire carrière sur un auteur à tout le moins douteux en s’inspirant de lui pour récuser toute déontologie argumentative » (p. 101). L’égarement des apologistes e i i i Nous l’écrivions dans les premières lignes de cette recension, la cible principale de F. Rastier est ici clairement désignée : ceux qui méprisent l’argumentation au profit de la recherche du « grand style », ceux qui se proposent de réunifier poésie et philosophie (« au détriment de l’une et de l’autre », note F. Rastier), de célébrer le pathos oratoire dans le but principal de délégitimer la rationalité et, plus spécifiquement, de « fonder le mythe identitaire dans l’ontologie » (p. 117). Nombreux sont ceux (voir la liste non exhaustive supra) qui se sont prêtés à cette entreprise : Alain Badiou, notamment, qui fustige les « herméneutes uploads/Philosophie/ nonfiction-article-8075.pdf
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- Publié le Dec 12, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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