Emil Cioran LA TENTATION D’EXISTER Gallimard 1956 PENSER CONTRE SOI Nous devons

Emil Cioran LA TENTATION D’EXISTER Gallimard 1956 PENSER CONTRE SOI Nous devons la quasi-totalité de nos découvertes à nos violences, à l’exacerbation de notre déséquilibre. Même Dieu, pour autant qu’il nous intrigue, ce n’est pas au plus intime de nous que nous le discernons, mais bien à la limite extérieure de notre fièvre, au point précis où, notre rage affrontant la sienne, un choc en résulte, une rencontre aussi ruineuse pour Lui que pour nous. Frappé de la malédiction attachée aux actes, le violent ne force sa nature, ne va au-delà de soi, que pour y rentrer en furieux, en agresseur, suivi de ses entreprises, lesquelles viennent le punir de les avoir suscitées. Point d’œuvre qui ne se retourne contre son auteur : le poème écrasera le poète, le système le philosophe, l’événement l’homme d’action. Se détruit quiconque, répondant à sa vocation et l’accomplissant, s’agite à l’intérieur de l’histoire ; celui-là seul se sauve qui sacrifie dons et talents pour que, dégagé de sa qualité d’homme, il puisse se prélasser dans l’être. Si j’aspire à une carrière métaphysique, je ne puis à aucun prix garder mon identité : le moindre résidu que j’en conserve, il me faut le liquider ; que si, au contraire, je m’aventure dans un rôle historique, la tâche qui m’incombe est d’exaspérer mes facultés jusqu’à ce que j’éclate avec elles. On périt toujours par le moi qu’on assume : porter un nom c’est revendiquer un mode exact d’effondrement. Fidèle à ses apparences, le violent ne se décourage pas, il recommence et s’obstine, puisqu’il ne peut se dispenser de souffrir. S’acharne-t-il à perdre les autres ? C’est le détour qu’il emprunte pour rejoindre sa propre perte. Sous son air assuré, sous ses fanfaronnades, se cache un passionné du malheur. Aussi est-ce parmi les violents qu’on rencontre les ennemis de soi. Et nous sommes tous des violents, des enragés qui, ayant égaré la clef de la quiétude, n’ont plus accès qu’aux secrets du déchirement. Au lieu de laisser le temps nous broyer lentement, nous avons cru bon de renchérir sur lui, d’ajouter à ses instants les nôtres. Ce temps récent greffé sur l’ancien, ce temps élaboré et projeté devait bientôt révéler sa virulence : s’objectivant, il allait devenir histoire, monstre dressé par nous contre nous, fatalité à laquelle on ne saurait échapper, recourût-on aux formules de la passivité, aux recettes de la sagesse. Tenter une cure d’inefficacité ; méditer les pères taoïstes, leur doctrine de l’abandon, du laisser- aller, de la souveraineté de l’absence ; suivre, à leur exemple, le parcours de la conscience lorsqu’elle cesse d’être aux prises avec le monde et qu’elle se moule sur toutes choses, comme l’eau, élément qu’ils affectionnent, nous aurons beau nous y efforcer, nous n’y parviendrons jamais. Ils condamnent et notre curiosité et notre soif de douleurs ; en quoi ils se différencient des mystiques, et singulièrement de ceux du Moyen Âge, habiles à nous recommander les vertus de la chemise de crin, de la peau de hérisson, de l’insomnie, de l’inanition et du gémissement. « La vie intense est contraire au Tao », enseigne Lao-tseuu, l’homme le plus normal qui fut. Mais le virus chrétien nous travaille : légataires des flagellants, c’est en raffinant nos supplices que nous prenons conscience de nous-mêmes. La religion décline-t-elle ? Nous en perpétuons les extravagances, comme nous perpétuons les macérations et les cris des cellules d’autrefois, notre volonté de souffrir égalant celle des couvents au temps de leur floraison. Si l’Église ne jouit plus du monopole de l’enfer, elle ne nous aura pas moins rivés à une chaîne de soupirs, au culte de l’épreuve, de la joie foudroyée et de la tristesse jubilante. L’esprit, aussi bien que le corps, fait les frais de la « vie intense ». Maîtres dans l’art de penser contre soi, Nietzsche, Baudelaire et Dostoïevski nous ont appris à miser sur nos périls, à élargir la sphère de nos maux, à acquérir de l’existence par la division d’avec notre être. Et ce qui aux yeux du grand Chinois était symbole de déchéance, exercice d’imperfection, constitue pour nous l’unique modalité de nous posséder, d’entrer en contact avec nous-mêmes. « Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable » (Tchouang-tseu). Maxime profonde autant qu’inopérante. L’apogée de l’indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité ? Nul sage parmi nos ancêtres, mais des inassouvis, des velléitaires, des frénétiques, dont il faudra bien que nous prolongions les déceptions ou les débordements. Toujours selon nos Chinois, l’esprit détaché seul pénètre l’essence du Tao ; le passionné, lui, n’en perçoit que les effets : la descente aux profondeurs exige le silence, la suspension de nos vibrations, voire de nos facultés. Mais n’est-il point révélateur que notre aspiration à l’absolu s’exprime en termes d’activité, de combat, qu’un Kierkegaard s’intitule « chevalier de la foi », et que Pascal ne soit autre chose qu’un pamphlétaire ? Nous attaquons et nous nous débattons ; nous ne connaissons donc que les effets du Tao. Du reste, la faillite du quiétisme, équivalent européen du taoïsme, en dit long sur nos possibilités et nos perspectives. L’apprentissage de la passivité, je ne vois rien de plus contraire à nos habitudes. (L’époque moderne commence avec deux hystériques : Don Quichotte et Luther.) Si nous élaborons du temps, si nous en produisons, c’est par répugnance à l’hégémonie de l’essence et à la soumission contemplative qu’elle suppose. Le taoïsme m’apparaît comme le premier et le dernier mot de la sagesse : j’y suis pourtant réfractaire, mes instincts le refusent, comme ils refusent de subir quoi que ce soit, tant pèse sur nous l’hérédité de la rébellion. Notre mal ? Des siècles d’attention au temps, d’idolâtrie du devenir. Nous en affranchirons-nous par quelque recours à la Chine ou à l’Inde ? Il est des formes de sagesse et de délivrance que nous ne pouvons ni saisir du dedans, ni transformer en notre substance quotidienne, ni même enserrer dans une théorie. La délivrance, si l’on y tient en effet, doit procéder de nous : point ne faut la chercher ailleurs, dans un système tout fait ou quelque doctrine orientale. C’est pourtant ce qui arrive souvent chez maint esprit avide, comme on dit, d’absolu. Mais sa sagesse est contrefaçon, sa délivrance duperie. Je n’incrimine pas seulement la théosophie et ses adeptes, mais tous ceux qui se prévalent de vérités incompatibles avec leur nature. Plus d’un a l’Inde facile, s’imagine en avoir démêlé les secrets, alors que rien ne l’y dispose, ni son caractère, ni sa formation, ni ses inquiétudes. Quel pullulement de faux « délivrés » qui nous regardent du haut de leur salut ! Ils ont bonne conscience ; ne prétendent-ils pas se placer au-dessus de leurs actes ? Supercherie intolérable. Ils visent, de plus, si haut que toute religion conventionnelle leur semble un préjugé de famille, dont leur « esprit métaphysique » ne saurait se satisfaire. Se réclamer de l’Inde, cela fait sans doute mieux. Mais ils oublient qu’elle postule l’accord de l’idée et de l’acte, l’identité du salut et du renoncement. Quand on possède « l’esprit métaphysique », ce sont là bagatelles dont on ne se soucie guère. Après tant d’imposture et de fraude, il est réconfortant de contempler un mendiant. Lui, du moins, ne ment ni ne se ment : sa doctrine, s’il en a, il l’incarne ; le travail, il ne l’aime pas et il le prouve ; comme il ne désire rien posséder, il cultive son dénuement, condition de sa liberté. Sa pensée se résout en son être et son être en sa pensée. Il manque de tout, il est soi, il dure : vivre à même l’éternité c’est vivre au jour le jour. Aussi bien, pour lui, les autres sont-ils enfermés dans l’illusion. S’il dépend d’eux, il se venge en les étudiant, spécialisé qu’il est dans les dessous des sentiments « nobles ». Sa paresse, d’une qualité très rare, en fait véritablement un « délivré », égaré dans un monde de niais et de dupes. Sur le renoncement, il en sait plus long que maint de vos ouvrages ésotériques. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à sortir dans la rue… Mais non ! vous préférez les textes qui prônent la mendicité. Aucune conséquence pratique n’accompagnant vos méditations, on ne s’étonnera pas que le dernier des clochards vaille mieux que vous. Conçoit-on le Bouddha fidèle à ses vérités et à son palais ? On n’est pas « délivré-vivant » et propriétaire. Je m’insurge contre la généralisation du mensonge, contre ceux qui exhibent leur prétendu « salut » et l’étayent d’une doctrine qui n’émane pas de leur fonds. Les démasquer, les faire descendre du piédestal où ils se sont hissés, les mettre au pilori, c’est une campagne à laquelle personne ne devrait rester indifférent. Car à tout prix il faut empêcher ceux qui ont trop bonne conscience de vivre et de mourir en paix. Lorsque à tout bout de champ vous nous opposez « l’absolu », vous affectez un petit air profond, inaccessible, comme si vous vous débattiez dans un uploads/Philosophie/cioran-emil-la-tentation-d-x27-exister 1 .pdf

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