1 La parole INTRODUCTION GÉNÉRALE Nous vivons au siècle de la communication. Le

1 La parole INTRODUCTION GÉNÉRALE Nous vivons au siècle de la communication. Les technologies de télétransmission ont démultiplié la parole de l’homme post-moderne. La société de consommation a fait de la parole un vecteur et un objet de consommation (vecteur : la pub / objet : les crédits, forfaits et autres unités vendues pas les opérateurs tph.). Sous forme écrite ou parlée, une parole désormais mécanisée sature l’espace audible et lisible de ses messages « multicanal ». Or cette orgie de mots, où s’étourdit avec enthousiasme une grande partie de l’Occident développé, cache peut- être une déperdition qualitative inquiétante. C’est du moins le constat des pessimistes. Les pessimistes regardent vers le passé avec nostalgie. À les en croire, les hommes d’autrefois privilégiaient une parole qui, gratuitement, construisait un savoir à travers le dialogue amical ou amoureux (la dialectique de Platon, de Socrate). Non contente de dévoiler le Vrai, cette parole vertueuse servait le Bien public à travers les délibérations citoyennes de l’agora. Et lorsqu’ils regardent le présent, les pessimistes trouvent la parole humaine assujettie à des cadres temporels « marchandisés » : blocs horaires de « temps de communication » ou accès illimité mais toujours payant. Ils déplorent que la parole, sous le nom de « communication », se trouve aujourd’hui asservie au marketing commercial et politique. Ils se désolent que la plupart des messages qui s’échangent désormais soient, d’une manière ou d’une autre, soit « vendus » soit « vendeurs ». Mais optimistes et pessimistes, enthousiastes et détracteurs de la « com » sont également passionnés, donc également partiaux. D’où l’intérêt d’un regard plus distancié, celui de l’histoire, celui de la philosophie également. Condensons les effets de ces deux disciplines, en invoquant un instant l’histoire de la philosophie. Celle-ci nous apprend par exemple qu’Athènes n’était pas que le paradis de la parole vertueuse. En effet, les sophistes, si l’on en croit Socrate, s’y imposèrent vite, peut-être comme les premiers « communicants », c’est-à-dire comme « marchands de technique oratoire ». Inversement, l’usage vertueux de la parole était plutôt l’exception que la norme. En témoigne la vie même de Socrate : son usage 2 vertueux de la parole lui valut une accusation de corruption de la jeunesse… Voilà qui vient relativiser nos premiers constats. Autre invitation à relativiser, encore plus stimulante : le large empan spatio- culturo-temporel que couvre notre corpus. Généralement, l’observation de la longue durée ne révèle pas les évolutions linéaires que l’on aimerait, par paresse intellectuelle, y trouver (du genre « grandeur et décadence de la Parole civique »). Bien plutôt, ses lois sont celles de l’intermittence, du « retour de balancier » : mouvement pendulaire plus que linéaire, donc. À preuve : à l’époque classique (époque que les passéistes peuvent idéaliser comme dernier Eldorado de la parole vertueuse avant la décadence moderne), les discours manipulateurs de Dubois feraient de lui, s’il était transoporté à notre époque, un spin doctor apprécié dans nos «bureaux de com’ ». Et inversement, Verlaine, voix poétique singulière (à peu près inécoutée, mais qu’importe ?) surgit à la fin d’un XIXe siècle qui a inventé la presse à grand tirage et la publicité, et à l’aube d’un XXe siècle qui va faire de l’une un organe de pouvoir et de l’autre une créatrice de valeurs. L’existence même d’un Verlaine vient démontrer que la modernité n’est pas toute entière bavarde et creuse. Le geste poétique verlainien, radicalement « anti- com’ », prouve que résiste encore une race (maudite) dont la parole sert le Beau et même une certaine conception du Vrai et du Bien. Donc, l’histoire et notre corpus nous apprennent que le passé lointain n’est pas l’Eden heureux d’une parole juste et vertueuse, pas plus que notre modernité n’est toute entière vouée à une parole manipulatrice. Ainsi, il faut se méfier des simplifications abusives. Il importe alors avant tout de clarifier le propos sur la parole, d’abord en la situant en regard du langage et de la langue, c’est l’objet du chapitre I : langage, langue, parole. On y définira la parole comme l’expression du sujet, dans une langue donnée. Dès lors, comme production du moi, la parole ne peut échapper à la problématique des relations avec autrui. Elle doit alors affronter la question de savoir ce que je peux dire de moi avec des mots qui appartiennent aussi aux autres. Question qui va orienter le chapitre II, Expression et communication, où nous découvrirons au passage que le terme « communication » possède un sens originel positif et non mercantile, qu’il semble avoir aujourd’hui perdu. La parole mobilise donc un héritage ancien, elle est essentiellement mémoire, d’autant qu’elle mobilise également la mémoire du sujet parlant. Ces aspects sont traités au III. Parole et mémoire. 3 La question de la mémoire suscite la question de la fragilité de la transmission orale. A cette question la parole écrite semble apporter une réponse. Mais en répondant à une question, l’écrit en pose mille. Entre autres : la parole écrite, muette, sans visage, est-elle encore une parole, ou un pur vestige, une relique sans vie, un simulacre de la parole vive ? Interrogation qui dirigera le ch. IV : Parole et écrit/-ure. Si la parole est réputée essentiellement orale, nous avons cette année pour tâche d’étudier la parole à partir de trois textes écrits. Deux, certes prennent la forme d’un dialogue, et un, parfois, celle d’un monologue, mais cette oralité n’est ici que fictive tant que nous n’avons pas dans l’oreille les mots même de Socrate, les marivaudages des acteurs incarnant Araminte et Dorante, et le chant de Verlaine. S’il n’est donc de vraie parole qu’inscrite dans une co-présence effective, c’est que la parole est avant tout relation, interaction. Elle constitue l’essentiel de notre vie sociale, elle en est la trame, l’essence même. Dès lors la voici confrontée aux problématiques inhérentes à la vie en communauté : possède-t-elle, intrinsèquement, le pouvoir d’améliorer le vivre-ensemble, ou dépend-elle, pour cela, des usages bons ou mauvais que les citoyens en font ? Comment définir le bon usage de la parole ? Ces questions seront débattues en V. Parole et éthique. Nous avons posé que la parole tissait la trame de nos relations sociales. Elle a donc, en soi, une valeur politique, c’est-à-dire qu’elle participe à l’organisation de la cité, non seulement en tant qu’instrument de pouvoir, mais aussi comme marqueur de distinction : autant d’usages de la parole que de groupes sociaux. Ces aspects, quoique corrélatifs au V. sont assez complexes pour se voir traités séparément, dans un ch. VI. Parole et action / pouvoir. Nous verrons ici émerger une puissance extraordinaire de la parole (puissance du langage et de la langue en fait, mais effective seulement par la parole) : la puissance de créer une réalité autonome, une réalité virtuelle sur laquelle l’homme a naturellement pleine juridiction, mais qui de surcroît lui confère un pouvoir réel sur le monde réel, et qui in fine le constitue comme homme : c’est là l’origine du titre du fondamental essai de Caude Hagège : L’homme de paroles. Mais si l’homme est avant tout un « être de parole », en quoi cela modifie-t-il sa relation à son corps, masse muette ? Cette parole qui, en s’envolant vers son destinataire, semble affranchir l’homme de la pesanteur corporelle, n’a-t-elle pas pourtant un profond, un 4 indéniable ancrage au plus profond du corps ? N’a-t-elle pas aussi une action sur les corps mêmes ? Le chapitre VII. Parole et corps développera et traitera ces questions. Le corps est donc à prendre en compte dans l’acte de parole. Mais jusqu’à quel point ne risque-t-on pas alors de revenir aux interactions purement physiques, et donc à la facilité de la violence ? Inversement, quels sont les pouvoirs réels de la parole contre la violence physique ? Ce questionnement, étroitement corrélé aux ch. précédents, méritait un traitement particulier : nous le trouvons au ch. VIII : parole et violence. Le corps, masse muette… Que cette définition soit juste ou non, elle pose en creux la question du silence, comme ce qui, a priori, s’opposerait à la parole. Pourtant, il sera aisé de démontrer que tous les silences ne sont pas hostiles à la parole, de même qu’il est des paroles bruyantes qui ne sont guère, dans leurs effets, éloignées du silence. C’est l’objet du ch. IX. Parole et silence. Nous avons souligné plus haut les vertus hautement créatrices de la parole (ch. VI). Cela suffit-il pour la sacraliser ? C’est l’une des questions qu’envisagera le dernier chapitre : La parole, le sacré et le religieux. (ch. X). [annonçons aussi : - trois dossiers « la parole en son siècle ». - trois dossiers « panorama ». - trois dossiers « textes ». I. Langage, langue, parole : les définitions : Le langage : une faculté psycho-physiologique propre à l’homme. Seuls les poètes entendront des voix dans la nature « C’est, vers les ramures grises, Le chœur des petites voix » (Ariettes oubliées, I). La langue : un code linguistique propre à une société et à une époque uploads/Philosophie/ parole.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager