AGUÈRE, « l’esprit humain était semblable à ces vastes territoires inexplorés d

AGUÈRE, « l’esprit humain était semblable à ces vastes territoires inexplorés de l’Afrique remplis de crocodiles et de palmiers sur les cartes anciennes » (p.11). Pascal Boyer propose dans son livre une description dynamique du fonc- tionnement de l’esprit humain, alliant « l’évolution, la biologie, la psychologie, l’archéologie et l’anthropologie » (p. 294), ce qui nous vaut une conjonction inédite de travaux récents dans ces domaines. Le projet est novateur, stimulant, apte à sortir l’expérience anthropologique de ses sentiers battus. L’auteur montre comment la religion, universellement présente dans les sociétés humaines, plonge ses racines dans l’exercice même de l’activité de l’esprit. Ce terme est toutefois quelque peu trompeur dans la traduction française d’un livre dont nous ne connaissons pas le titre en anglais ; il s’agit très probablement ici du « brain », du cerveau matériel et corporel. Pascal Boyer entend explorer le « sous-sol » de nos réactions cognitives dont notre cerveau est le siège, réactions qui échappent à la conscience parce que trop rapides et simultanées. Notre cerveau, en effet, est riche de réflexes chimiques, électriques, hormonaux dont l’agencement, au moment de la naissance, est plus opératoire qu’on ne l’a cru jusqu’à présent. Un cerveau, donc, préfiguré, préparé à faire jouer les divers « systèmes d’inférence » qui président au développement des processus cognitifs conscients. Cette exploration s’appuie sur des expériences de psychologie sociale menées exclusivement, si l’on se réfère à la bibliographie, dans les universités anglophones. Il faut préciser ici que ces expériences saisissent l’activité mentale à travers des résolutions de problèmes ou des constructions de consensus, ou encore des « tâches simples » (p. 283) assignées à des individus arbitrairement répartis en deux groupes. Le point important, qui échappe en grande partie à la présentation des résultats et à l’utilisation « théorique » généra- À PROPOS L’ H O M M E 163 / 2002, pp. 235 à 244 La transcendance de la courgette, ou les dieux nécessaires Marie-Claude Dupré N À propos de Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion. Paris, Robert Laffont, 2001, 361 p., bibl., ph. lisante qui en est faite, est qu’il s’agit toujours d’actions de coopération positive entre inconnus rassemblés en territoire neutre en vue d’un but principal, sinon unique. Visant à mettre en lumière les réflexes activés par une interaction indivi- duelle, ces actions sont censées rendre observables les dynamismes sociaux dans leur état originel en les dégageant de toute pesanteur sociologique, et (donc ?) en les faisant se manifester à un stade pré-social, pré-conscient et a-temporel. Le lec- teur ethnologue note que la division arbitraire en deux groupes étiquetés bleus et rouges, à l’instar des équipes de foot (ou plutôt de baseball), active en fait des réflexes sociaux et sportifs propres aux Américains actuels. Qu’importe ! Les observations obtenues sont supposées restituer l’émergence de la sociabilité. Pour l’anthropologue, plus accoutumé à observer les pesanteurs de l’histoire et des hié- rarchies sociales, ce cadre expérimental, non explicité par Pascal Boyer, est à priori déroutant. Il ne correspond pas à ses observations de terrain où les contraintes sociologiques façonnent les individualités et assurent la permanence de sociétés originales. La force démonstrative de l’étude est plus stimulante lorsqu’elle surgit de la déconstruction d’ensembles culturels que l’on croyait bien connaître dans leur diversité, comme la variabilité des formes religieuses. Pascal Boyer commence son périple en réduisant la richesse ethnologique, adossée à plusieurs décennies de recherches, à quelques caractéristiques générales à la fois provocatrices et lumi- neuses qu’il énumère dans le premier chapitre, intitulé « La question des origines ». Les douze scénarios qui résument toutes les spéculations sur l’origine de la religion sont répartis en quatre sous-ensembles – l’explication, le réconfort, l’ordre social et l’illusion (p. 13) – dont il montre qu’aucun n’est satisfaisant. Il décide alors de « prendre le problème à l’envers » (p. 36), c’est-à-dire de partir non pas des besoins sociaux ou métaphysiques, mais des systèmes d’inférence cognitifs présents dans « l’architecture mentale » du cerveau, systèmes dont le travail échappe à l’appré- hension consciente et dont le fonctionnement est révélé par les processus expéri- mentaux de la psychologie sociale. Mais, malgré l’avalanche des résultats d’expérience et d’une copieuse bibliographie, le lecteur, même non anthropologue, en vient à se demander pourquoi l’activité cognitive supposée du chasseur-cueilleur préhistorique sert de modèle aux protocoles de laboratoire. Il s’émerveille d’ap- prendre que les milliards de messages émis et perçus sans conscience, les confron- tations effectuées à la vitesse de la lumière entre des systèmes d’inférences qui se hiérarchisent pour répondre à une stimulation précise, servent uniquement (ou principalement) à deviner comment l’autre va contribuer à une action nécessaire- ment conjointe, et, s’agissant du mâle préhistorique, assurer le succès de l’entreprise cynégétique (et pourquoi la femme cueilleuse ne sert-elle pas aussi de modèle ?). L’évolutionnisme, autre pilier de l’anthropologie cognitive, semble négliger le temps, relativement court il est vrai, qui nous sépare de l’homme préhistorique, lequel doit faire preuve en permanence de sa « fiabilité » (p. 183) et utiliser l’exci- tation de ses systèmes d’inférence pour deviner la construction cognitive de l’opi- nion des autres et agir en conséquence. Ce serait, par ailleurs, toujours nos réflexes cognitifs de chasseur-cueilleur, prédateur menacé risquant à chaque instant de se 236 Marie-Claude Dupré transformer en proie, qui s’exercent à l’insu de notre conscience et qui sont pré- sentés à plusieurs reprises comme le substrat des sociétés modernes (p. 145). Aujourd’hui comme hier, et c’est encore l’ethnologue qui déduit cette proposition d’un ensemble de résultats « expérimentaux », l’être humain doit sa survie à sa capacité d’engager des interactions qui le définissent comme une « espèce de coopérateurs » (p. 189). Le lecteur ethnologue note toutefois avec un peu de sur- prise une différence importante entre les techniques de chasse observées chez les chasseurs-cueilleurs contemporains et le modèle de coopération qui se trouve au fondement des spéculations cognitives et des expériences de laboratoire. Pour la psychologie sociale, tout se passe comme si les techniques de chasse préhistoriques rassemblaient des partenaires qui ne se connaissaient pas et passaient leur temps à imaginer les pensées des uns et des autres. L’auteur ne se réfère pas à la documen- tation existante qui décrit la chasse comme une opération complexe, très stricte- ment réglementée, afin justement de diminuer au maximum l’effet négatif produit par une compétition élémentaire qui réserverait la capture du gibier tou- jours au même acteur. Des précautions à la fois rituelles et techniques assurent l’égalité entre chasseurs, par rotation des postes par exemple, et visent à neutrali- ser les « pouvoirs » magiques qui risquent de déséquilibrer l’accès à la ressource. Autrement dit, quelques lectures judicieuses montreraient que la situation de compétition pure et neutre postulée chez les chasseurs préhistoriques (car la situa- tion est envisagée au niveau zéro de la construction sociale) est en réalité le résul- tat recherché de techniques sociales bien contrôlées, et aucunement le fait d’une sociabilité à peine émergente 1. À nouveau, une activité humaine réduite à sa facette positive, utile, est dépouillée de sa dimension sociale (il n’existe pas d’hu- main isolé) en niant qu’un travail réflexif puisse être effectué par les acteurs sur leur activité. Pourtant, tenir compte de la subtilité psychologique incluse dans l’or- ganisation d’une chasse collective n’infirmerait pas l’investigation cognitive ; elle montrerait seulement que les humains n’ont pas attendu les expérimentateurs américains pour activer leurs réflexes cognitifs de façon positive, en inhibant ceux qui pourraient nuire à la « tâche simple » d’une chasse au filet. Ignorer (volontairement ?) que la psychologie « naïve » d’Homo cynegeticus est opérationnelle parce qu’elle suscite une organisation qui privilégie l’effet positif de la coordination des tâches risque de faire disparaître du champ d’étude d’autres mani- festations socialement négatives, telle la sorcellerie, que les lois de l’évolution ne prennent pas en compte mais qui, curieusement, se maintiennent jusqu’à présent et connaissent même un regain d’activité. C’est pourtant ainsi que commence le livre, avec l’évocation des « flèches invisibles » chez les Fang (du Cameroun) (p. 9). En fait, la sorcellerie ne peut être mise en scène par les psychologues américains, car bien qu’elle « se retrouve dans à peu près tous les groupes humains, sous différentes formes » (p. 191), comme en convient Pascal Boyer, elle n’est qu’un « soupçon » que l’enquête anthropologique ne peut confirmer, puisqu’il s’agit d’une activité anti- À PROPOS 237 La transcendance de la courgette 1. Georges Dupré, Un ordre et sa destruction. Économie, politique et histoire chez les Nzabi de la République populaire du Congo, Paris, Éditions de l’ORSTOM, 1982. On peut dire que les Nzabi ont les mêmes tech- niques de base que les Fang chez lesquels Pascal Boyer a commencé sa carrière d’anthropologue. sociale par excellence que personne ne veut assumer (ibid.). L’auteur renvoie ici au livre de Jeanne Favret-Saada2 qui a travaillé dans le « Bocage », pays non identifié dans le livre (ibid.). S’agissant d’un ouvrage en français, le Bocage pourrait être situé dans un de nos anciens comptoirs de l’Inde, en Suisse ou au Canada… uploads/Philosophie/ pascal-boyer-et-l-x27-homme-crea-les-dieux-recensao 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager