1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de r

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma 67 | 2012 : Varia Point de vue Pathos et Praxis : Eisenstein contre Barthes Pathos and praxis : Eisenstein against Barthes GEORGES DIDI-HUBERMAN p. 8-23 Résumés En dépit de tous les usages idéologiques et théoriques qui en sont faits Eisenstein met en œuvre une dialectique hétérodoxe. Il ne réduit jamais sa « vérité » ni à un savoir absolu, ni à une position absolue. Dans sa dialectique interviennent constamment le mythos dans le logos et le pathos dans la praxis. La connaissance du Mexique contemporain que propose Que Viva Mexico ! fait appel à ses mythes, ses croyances, ses superstitions, ses rituels, ses survivances, tout ce qui forme un matériau temporel où doit se comprendre l’énergie même des Mexicains pour s’émanciper de leurs séculaires aliénations et pour trouver les conditions de leur propre futur révolutionnaire. De même la compréhension de la praxis révolutionnaire fait appel au pathos qui en fournit les prémisses mêmes de passage à l’acte corporel, soit les modifications corporelles des sujets atteints par l’histoire et les modifications historiques agies par les sujets politisés. Cette dialectique hétérodoxe a souvent été mal comprise ou refusée. Ainsi Roland Barthes a-t-il rejeté le mythos en tant que mensonge sur la praxis historique (au bénéfice de l’épos, par exemple), comme il a rejeté le pathos en tant que mensonge esthétique contenu dans les effets de « choc » (au bénéfice du punctum, par exemple). Il introduisait là un légitime soupçon face aux images « médiatiques » de la douleur, au sensationnalisme et au sentimentalisme, mais il a, dans le même temps, simplifié le problème de manière si élégante que ses disciples ont reconduit ses simplifications sans y prendre garde et adopté une attitude de recul qui tient pour regard critique ce qui se révèle souvent comme un refus de regard. Pathos et Praxis : Eisenstein contre Barthes https://1895.revues.org/4522 1 de 12 22/10/16 10:51 p.m. En reprenant l’analyse barthésienne de « quelques photogrammes » du Cuirassé Potemkine cet article montre que le pathos joue un rôle charnière dans toute praxis historique. In spite of the many ideological and theoretical uses that are made of it, Eisenstein sets in motion a heterodox dialectic. He never reduces his “truth” to an absolute knowledge, nor to an absolute position. In his dialectic there is a constant interaction between mythos and logos, between pathos and praxis. The understanding of contemporary Mexico that is proposed by Que Viva Mexico ! includes the country’s myths, beliefs, rituals, traditions, everything that makes up the temporal material from which the Mexicans can draw the energy to free themselves from their centuries-old alienation and to discover their revolutionary future. Likewise the understanding of revolutionary praxis appeals to pathos, which provides the pre-conditions for the bodily taking of action, i.e. the bodily changes of subjects touched by history and the historical changes enacted by politicised subjects. This heterodox dialectic has often been misunderstood or denied. Thus Roland Barthes rejected mythos as a lie in relation to historical praxis (in favour of épos, for example), just as he rejected pathos as an aesthetic lie contained within “shock” effects (in favour of punctum, for example). While he was rightly suspicious of “media” images of pain, of sensationalism and sentimentality, at the same time he simplified the problem in such an elegant fashion that his disciples have tended to reproduce his simplifications uncritically and have adopted a posture of distance that mistakes for a critical gaze what is often no more than a refusal to look. By re-engaging with Barthes’s analysis of “a few photograms” of Battleship Potemkin, this article demonstrates that pathos plays a key role in any historical praxis Notes de la rédaction Cet article reprend une intervention prononcée lors de la Journée d’études du 28 mai 2011 à l’INHA – « S.M. Eisenstein. Histoire, Généalogie, Montage » – organisée par le Centre de Recherche en Esthétique du Cinéma et des Images et l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel, sous la direction d’Antonio Somaini. Il paraîtra en anglais avec d’autres essais dans le volume consacré aux Notes pour une Histoire générale du cinéma d’Eisenstein à Amsterdam University Press en 2013. Texte intégral Les notes inédites d’Eisenstein pour une Histoire générale du cinéma1 apparaissent, dans leur globalité, comme l’esquisse protéiforme d’une grande entreprise dialectique constamment animée par un double rythme, quelque chose comme une respiration ou un perpétuel battement de cœur. D’un côté Eisenstein comprend le cinéma comme une sorte de gigantesque diastole, une extraordinaire ouverture du champ de l’image : il en appelle donc à une anthropologie dans laquelle viennent se bousculer les dithyrambes grecs et les pèlerinages chrétiens, le théâtre de marionnettes et la peinture en grisaille, les Égyptiens et Picasso, les rouleaux chinois et les retables de Van Eyck, les poteries péruviennes et les poèmes de Verlaine, le théâtre javanais et le photomontage constructiviste, parmi les innombrables exemples convoqués… Il s’agit de situer le cinéma à la pointe d’une observation générale sur l’efficacité des images et les mouvements – psychiques, physiques, sociaux – qu’elles requièrent et qu’elles suscitent en même temps. Voilà pourquoi Eisenstein, en dépit du scientisme « socialiste » et des prises de parti auxquelles il fut constamment requis de rendre des comptes, n’a jamais hésité à concevoir les images dans la perspective pluridisciplinaire d’une sorte de mythopoïétique, perspective que l’on trouve à l’œuvre chez nombre de ses contemporains tels qu’Aby Warburg ou Marcel Mauss, Carl Einstein ou Georges Bataille, par exemple. 1 D’un autre côté – qui n’a rien de contradictoire avec le premier –, Eisenstein aborde le cinéma en praticien et en penseur matérialiste. Il engage alors, par 2 Pathos et Praxis : Eisenstein contre Barthes https://1895.revues.org/4522 2 de 12 22/10/16 10:51 p.m. Le théâtre épique, comparable en cela aux images de la bande cinématographique, avance par à-coups. Sa forme foncière est celle du choc, par lequel des situations particulières de la pièce, bien détachés les unes des autres, vont se heurter les unes aux autres. […] Ainsi se créent des intervalles qui entravent plutôt l’illusion du public. Ils paralysent sa disposition à s’identifier. Ces intervalles sont réservés à sa prise de position critique (envers le comportement représenté des personnages et envers la manière dont il est représenté)3. un mouvement de systole, pourrait-on dire, un resserrement du point de vue sur le lieu crucial de sa théorie du montage, là où tout se refend et se réorganise concrètement : je veux parler du choc visuel que suppose sa conception dialectique et dynamique des images. Voilà pourquoi il se situe également dans la proximité avec des artistes ou des penseurs tels que Bertolt Brecht ou László Moholy-Nagy, Walter Benjamin ou Ernst Bloch. Il faut rappeler, par exemple qu’Ernst Bloch aura compris le montage comme la procédure centrale de toute la modernité artistique – l’« héritage de notre temps », disait-il, soit tout ce qui nous reste de la « cohérence effondrée » d’un monde ayant eu à subir les ravages du premier conflit mondial2. Rappelons aussi comment Walter Benjamin situait cette économie du choc dans les montages épiques – théâtraux, mais d’emblée saisis dans leur proximité au cinéma – chez Bertolt Brecht : 3 La difficulté de comprendre Eisenstein tient, évidemment, à la dialectique hétérodoxe qu’il met en œuvre en dépit de tous les usages idéologiques et théoriques habituels. Il ne réduit jamais sa « vérité », ni à un savoir absolu qui serait issu du dépassement spéculatif des antinomies, ni à une position absolue qui serait issue du conflit entre deux partis opposés (« illusion » contre « vérité », par exemple). Dans sa dialectique interviennent constamment – voilà l’hétérodoxie – le mythos dans le logos (selon la leçon des anthropologues ou de la psychanalyse freudienne) et le pathos dans la praxis (selon la leçon des poètes ou, encore une fois, de la psychanalyse, mais aussi de la psychologie des émotions développée par Lev Vygotski4). Il lui fut, par exemple, impossible de dégager une connaissance du Mexique contemporain sans faire appel à ses mythes, ses croyances, ses superstitions, ses rituels, ses survivances, tout cela qui forme un matériau temporel où devait se comprendre, à ses yeux, l’énergie même des Mexicains pour s’émanciper de leurs séculaires aliénations et pour trouver les conditions de leur propre futur révolutionnaire. 4 Il fut tout aussi vain, aux yeux d’Eisenstein, de vouloir comprendre la praxis révolutionnaire sans faire appel au pathos qui en fournit, pourrait-on dire, les prémisses mêmes de passage à l’acte corporel. Parce qu’elle a été mal comprise – ou tout simplement refusée –, cette dialectique hétérodoxe du pathos et de la praxis a conditionné en grande partie les débats inhérents à la réception de l’œuvre d’Eisenstein. Par exemple, l’affiche conçue par Alexandre Rodtchenko pour le Cuirassé Potemkine, en 1925 (fig. 1), construit une antinomie violente de canons pointés et des foules massacrées sur l’escalier d’Odessa ; elle suggère donc la prise de parti que furent obligés d’adopter les différents corps d’armée vis-à-vis uploads/Philosophie/ pathos-et-praxis-eisenstein-contre-barthes.pdf

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