L’argumentation n’est peut-être pas ce que l’on croit revue Le français aujourd

L’argumentation n’est peut-être pas ce que l’on croit revue Le français aujourd’hui n°123, Association Française des Enseignants de français, Paris, 1998 Patrick Charaudeau Université de Paris 13 Centre d’Analyse du discours Introduction Questions Il n’y a pas pas de question relative au langage qui soit simple à traiter, mais celle concernant l’argumentation est peut-être l’une des plus difficile, en tout cas l’une des plus piégeante. Dans quel sens faut-il entendre cette notion ? Dans un sens général, renvoyant au fait que tout acte de langage serait de quelque manière que ce soit argumentatif ? Dans un sens restreint qui considérerait que l’activité argumentative ne serait qu’une activité parmi d’autres comme la descriptive ou la narrative ? Et si l’on accepte l’existence de cette notion, peut-on parler indifféremment d’argumentation, d’explication, de démonstration, de persuasion : sont-ce de simples variantes, d’autres catégories, des sous-catégories ? Est-ce que toute argumentation inclurait une explication, ou serait-ce l’inverse ? Est-ce que toute argumentation serait en même temps une information ? Si l’on aborde cette question par le biais des types de textes, on a encore plus de mal à s’y retrouver. : une recette de cuisine, une notice pharmaceutique, le texte rédactionnel d’une publicité, un article d’une revue scientifique, la leçon d’un manuel scolaire, telle chronique journalistique, peuvent-ils être parfaitement distingués comme étant argumentatif, explicatif, persuasif ou démonstratif ? Corrélativement, quels seraient les critères qui permettraient de distinguer un texte argumentatif d’autres types de textes ? Seraient-ce les marques d’enchaînement logique (connecteurs) ? Autrement dit un texte serait-il argumentatif au vu de sa seule manifestation explicite, et ne pourrait-il donc être implicitement argumentatif ? Enfin, on pourrait prendre les choses par un autre bout, et se demander à quoi sert l’argumentation ? Quelle est sa finalité communicative et sociale (qu’est-ce qui fait que dans une circonstance de communication donnée on choisit plutôt de raconter, de décrire ou d’argumenter), et si cette finalité ne permettrait pas de classer différents types de discours ? Quelques réflexions préalables Tout d’abord quelques réflexions qui permettront de voir les différents enjeux que révèlent ces questions. Un premier enjeu autour de la question de savoir si c’est l’argumentation ou le récit qui serait le tout du langage. Depuis l’Antiquité, existe une double réponse. L’une défend l’idée que “tout est argumentation”, arguant du fait qu’en présence de tout énoncé, serait-ce celui du poète (“le ciel est bleu comme une orange”), on pourrait se demander : “pourquoi dit-il cela ?” ou “pourquoi le dit-il comme ça ?”, ce qui conférerait à tout énoncé ou acte de langage une orientation argumentative [1]. L’autre réponse défend l’idée que “tout est récit”, parce que celui-ci serait ce qui permet à l’homme de raconter le monde et donc de se raconter faisant que le langage servirait essentiellement à décrire une quête, celle de la destinée humaine [2]. Évidemment, ces deux aspects seraient liés, mais dans chacune de ces positions l’un dominerait l’autre : pour l’argumentation, le récit ne serait qu’une expansion descriptive nécessaire à remplir de chair sémantique les arguments de la chaîne de raisonnement ; pour le récit, l’argumentation ne viendrait qu’en appui de la description des faits. Ainsi récit et argumentation révéleraient deux attitudes différentes mais complémentaires du sujet parlant. Celle qui consiste à produire du récit, c’est à dire à décrire les qualités des êtres du monde et leurs actions, ne s’impose pas à l’autre (celui qui reçoit le récit) ; elle lui propose au contraire une scénarisation narrative du monde dans lequel il peut être parti prenante. Cette attitude peut être dite projective : elle permet à l’autre de s’identifier aux personnages de la narration. En revanche, celle qui consiste à produire de l’argumentation, c’est à dire à expliquer le pourquoi et le comment des faits, oblige l’autre à s’inclure dans un certain schéma de vérité. Cette attitude peut être dite impositive : elle impose à l’autre son mode raisonnement et ses arguments. Ces deux attitudes se mélangent, s’interpénètrent dans bien des actes de communication, mais on peut considérer que selon les situations et les enjeux de communication chacune sera à son tour dominante. Un deuxième enjeu autour de la question de savoir si l’argumentation relève d’une activité de pensée, d’une activité de langue ou d’une activité de discours. Déclarer que l’argumentation relève d’une activité de pensée renvoie à la tradition des études de logique qui dans la filiation de la philosophie platonicienne accordent à la pensée une autonomie vis à vis du langage : la pensée réaliserait des opérations de raisonnement indépendamment du langage, celui-ci n’étant qu’une simple (et parfois mauvaise) manifestation. Ici est affirmée l’existence d’une logique formelle (celle des syllogismes et des conditions nécessaires et suffisantes, reprise et entretenue par la logique mathématique) comme référence et garant de la bonne argumentation. Déclarer que l’argumentation relève d’une activité de langue témoigne d’une prise de parti radicalement opposée à la précédente. Ce point de vue affirme que ce qui concerne le raisonnement ne peut être saisi qu’à travers l’activité de langage, et que celui-ci impose sa propre logique, dite “logique naturelle” [3]. L’argumentation doit donc être étudiée comme un phénomène strictement langagier. Mais certains vont encore plus loin en tentant de démontrer que c’est “dans la langue” que se trouve l’argumentation [4]. Il s’agit ici de considérer que les mots (grammaticaux et lexicaux) possèdent en eux-mêmes une force d’orientation sémantique ; cette orientation ils l’ont acquise à force d’emplois dans des contextes récurrents, et de plus, elle se trouve renforcée ou infirmée selon les particularités sémantiques des autres mots du contexte. Ainsi tout énoncé participerait d’un faire croire et le choix de chaque mot se ferait selon l’orientation argumentative de celui-ci [5]. Enfin, déclarer que l’activité argumentative relève du discours renvoie à ladite tradition des études de rhétorique argumentative, du moins celles qui tentent de décrire les catégories et les mécanismes de mise en oeuvre du langage à des fins de persuasion. On sait que cette tradition, forte dans la philosophie classique, a connu des moments de déclin puis de résurgence et, à l’heure actuelle, un certain regain [6]. Un troisième enjeu autour de la question de savoir si un texte argumentatif sera déclaré tel par son aspect explicite (on peut y repérer des marques spécifiques comme les connecteurs et un certain type de construction phrastique), ou si peut être également considéré argumentatif un texte par son organisation implicite. Par exemple, peut-on dire qu’une recette de cuisine est un texte argumentatif même s’il ne comporte aucun connecteur ? Cela pose la question des critères qui devraient permettre de différencier les textes : sont- ce des critères qui renvoient aux caractéristiques formelles des textes, ou des critères qui renvoient à la finalité de la situation dans laquelle s’inscrit le texte ? Un “témoignage” par exemple, qui est à la fois un mini-récit pouvant avoir une valeur de preuve, sera-t-il reconnu à des marques particulières ou au fait qu’il se trouve dans une situation qui lui donne statut de témoignage ? Répondre à ces questions suppose que l’on ait recours à une théorie des genres et des types discursifs. Enfin, un enjeu autour de la question de savoir quelle est la finalité communicationnelle de l’argumentation. Si l’on considère cette question du point de vue du jugement social, à travers ce que l’on appelle le “discours circulant” qui est porteur de représentations, on s’aperçoit qu’avoir une attitude argumentative, ou parler d’argumentation, déclenche des jugements opposés : tantôt positifs, au motif que cette attitude révèle, de la part de celui qui argumente bien, rigueur de pensée, maîtrise du raisonnement, force de persuasion et savoir dire (“son raisonnement est sans faille”, “il a des arguments imparables”) ; tantôt négatifs, du fait qu’elle est ressentie comme coercitive, le sujet argumentant s’imposant à l’autre, occupant la parole longuement et se mettant en position haute par rapport à son interlocuteur (“quel raisonneur !”, “quel donneur de leçon !”). Quant à l’école, autre lieu ayant affaire à cette question, on devine, à analyser ce que disent les instructions, ce que proposent les manuels et ce que révèlent des enquêtes faites auprès des enseignants, un malaise certain qui n’apparaît pas lorsqu’il est question d’autres objets d’enseignement. Comment enseigner l’argumentation ? à l’occasion d’activités telles que la dissertation littéraire, l’analyse grammaticale ou logique, l’analyse des textes, la production de textes non littéraires ? Et d’ailleurs, la classe de français est- elle bien le lieu de l’apprentissage de la logique de la pensée ? ne serait-ce pas plutôt dans la classe de mathématiques ? mais s’agit-il de la même rigueur de pensée que celle qui est exigée pour l’écriture d’un texte [7] ? On voit, à travers cette série de questions et de réflexions, que l’on ne peut répondre ponctuellement à chacune d’elles sans proposer un cadre général de traitement de cette notion. Le mien sera un cadre d’analyse de discours qui tente de définir les conditions sémiolinguistiques de la communication. Proposition d’un point de vue Je continue à défendre l’idée —déjà exposée dans différents écrits— que tout acte de langage ne signifie qu’en uploads/Philosophie/ patrick-charaudeau-l-x27-argumentation-n-x27-est-peut-etre-pas-ce-que-l-x27-on-croit 1 .pdf

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