1 2 INTRODUCTION § 01 D'UN BESOIN DE CERTITUDE «A onze ans, j'ai commencé la gé

1 2 INTRODUCTION § 01 D'UN BESOIN DE CERTITUDE «A onze ans, j'ai commencé la géométrie, avec mon frère comme précepteur. Ce fut l'un des grands événements de ma vie, aussi merveilleux qu'un premier amour. Je n'aurais jamais imaginé qu'il pût exister rien d'aussi délicieux au monde. Quand j'eus assimilé le cinquième théorème, mon frère me dit qu'il était généralement considéré comme difficile, mais je n'y avais trouvé quant à moi nulle difficulté. Ce fut la première fois que je soupçonnais qu'il pouvait y avoir en moi quelque intelligence. A partir de ce moment jusqu'au jour où White- head et moi terminâmes les Principia Mathematica, vingt-sept ans plus tard, les mathématiques furent pour moi le principal objet d'intérêt et la principale source du bonheur. Comme tout bonheur, cependant, celui-là ne fut pas sans mélange. On m'avait dit qu'Euclide prouvait tout ce qu'il affirmait et j'étais fort déçu de constater qu'il commençait par des postulats. D'abord je refusais de les admettre à moins que mon frère ne me fournît une raison suffisante d'y souscrire. Il se contenta de me dire : "Si vous ne les acceptez pas, nous ne pourrons pas continuer". Comme je voulais continuer, j'acceptai donc ces bases à titre provisoire ; mais le doute concernant les prémisses des mathématiques resta au fond de moi et c'est lui qui a déterminé le cours de mes travaux ultérieurs » (A1, ch. 1, tr. p.36). Ainsi qu'en témoignent ces lignes, on ne saurait exagérer le rôle que jouèrent très tôt les mathématiques dans la vie de Russell. Chez le jeune orphelin timide et solitairel, la découverte de la pure rationalité mathématique vint combler une forte libido sciendi développée en opposition au sentimentalisme étroit de sa grand-mère, Lady John Russell, qui l'avait recueilli. Trop lucide pour accepter l'idéal borné qu'elle lui proposait, trop critique pour se satisfaire du réconfort de la religion, il voulut voir dans les mathématiques le dernier moyen de combler son insatiable besoin de certitude et d'absolu ! Ainsi, loin de résulter d'une analyse réfléchie sur l'état de la science mathématique de l'époque, la recherche du fondement des mathématiques constitua pour lui non un « problème », mais plus simplement et plus violemment une exigence vitale. Pensant trouver réponse à ses perplexités mathématiques, le jeune Bertrand, alors âgé de dix sept ans et demi, passa le concours des bourses de Cambridge. Bien vite, il dut déchanter, l'enseignement prodigué à Trinity Collège ne faisait qu'accroître ses doutes. En géométrie euclidienne, de nombreuses démonstrations lui apparurent rapidement insuffisantes, notamment toutes celles qui recouraient à la méthode de superposition (§ 56). Sa découverte des géométries non euclidiennes confirma la précarité des fondements de cette discipline. Quant à l'Analyse, il fut choqué qu'en l'absence de toute véritable démonstration, les principaux théorèmes du calcul infinitésimal devaient être acceptés « comme actes de foi » (MPD, chap. III, tr. p. 42-3). De façon générale, la passion du jeune étudiant fut refroidie par une conception étroitement scolaire et utilitaire de l'enseignement des mathématiques : « Je me dégoûtai des mathématiques. Quand j'eus passé mes examens, je vendis mes livres de mathématiques et fis le vœu de ne plus jamais en lire » (ibid., chap. IV, tr. p.45). C'est alors qu'il se jeta à corps perdu dans la philosophie. Et parce qu'aucune déception, fût- elle profonde, ne saurait éteindre une passion vitale, il chercha dans la philosophie les moyens d'« assurer à la vérité mathématique un fondement solide » (A2, chap. 3, tr. p.77). Sa lecture, à 1 Une épidémie de diphtérie emporta sa mère et ses sœurs alors qu'il avait deux ans ; son père, Lord Amberley, mourut deux ans plus tard. 2 Son souci de rationalité le conduisit rapidement à abandonner la croyance en l'immortalité de l'âme, dans le libre-arbitre, puis finalement en Dieu, cf. A1, ch.2, tr. p. 51-62 & MPD, ch.3, tr. p.33-41. Adolescent, Russell fut tenté par le suicide : « Si j'ai renoncé, de fait, à me suicider, c'est que je voulais en savoir davantage en mathématiques», A1, ch.2, tr. p.45 et aussi p.239. 3 dix huit ans, de la Logique de son parrain J.S. Mill, l'avait convaincu de l'inanité de toute tentative empiriste visant à subordonner les vérités mathématiques à l'usage de généralisations inductives. Harold Joachim lui fit lire la Logique de son maître Bradley ainsi que celle de Bosanquet. Russell subit alors l'influence, dominante à l'époque, de l'idéalisme allemand : d'inspiration kantienne avec son professeur de mathématiques James Ward, hégélienne avec les philosophes G.F. Stout et McTaggart. C'est ainsi qu'il entreprit, dans sa dissertation pour le Fellowship (« The Foundations of Geometry », 1895, qui deviendra An Essay on the Foundations of Geometry, 1897), de réconcilier l'exposition métaphysique kantienne de l'espace avec les exigences nouvelles des géométries non euclidiennes. Des propriétés projectives de l'espace, il tira la nécessité d'une forme a priori d'extériorité commune à toutes les géométries (cf. L. Couturat : « Etude critique de L'Essai sur les fondements de la géométrie de B. Russell» & N. Griffin « The Tiergarten Programme »). Il restait ensuite à fonder l'Analyse, la physique mathématique et, par-delà, toutes les autres sciences. Ce qu'il tenta résolument par une démarche dialectique de type hégélien (cf. MPD, chap. IV, tr. p. 65- 6 & N. Griffin, Russell's Idealist Apprenticeship). Il partageait alors cet idéalisme avec G.E. Moore qui, bien que de deux ans son cadet, le subjuguait par la finesse de son intelligence et sa rectitude morale. C'est précisément Moore qui, à la fin de 1898, provoqua sa «révolte contre l'idéalisme» ambiant en portant une attaque décisive contre les théories idéalistes du jugement (cf. ibid., chap. V, p. 43, tr. p. 67 et A13, tr. p. 72-3 & 170). Ensemble, ils posèrent les prémisses d'une philosophie analytique qui autorisait une appréhension partielle et progressive d'un univers « riche, varié et solide » (cf. MMD, p. 12). Elaborée dans l'allégresse, cette « nouvelle philosophie » (cf. MPD, chap. V, tr. p.67) ne permettait cependant pas de fonder directement les mathématiques. Or un tel fondement redevenait nécessaire dès lors que n'était plus permise la montée dialectique vers l'Absolu. Mais si le principe de l'analyse se trouvait théoriquement justifié, manquait encore la méthode qui l'autoriserait. Les juvéniles ardeurs de la révolte anti-idéaliste seraient demeurées stériles si Russell n'avait rencontré Giuseppe Peano au Congrès International de Philosophie qui se tint à Paris en juillet 1900. Cette rencontre provoqua en lui une véritable révolutionl. Fortement impressionné par la «grande précision et la rigueur logique» dont fit preuve Peano lors des discussions, Russell se précipita sur les articles que celui-ci lui envoya et fut frappé à leur lecture par la fécondité de la méthode logique qu'il employait (cf. MPD, chap.VI, tr. p. 81-2). Naturellement, Russell connaissait Boole, Peirce, Schröder, de Morgan, mais c'est Peano qui lui fit découvrir la souplesse d'un symbolisme apte à traduire le raisonnement mathématique dans ses moindres méandres et à en dissiper toutes les obscurités et ambiguïtés. Désormais en possession d'une philosophie et d'une méthode, Russell pouvait s'attaquer effectivement à la question du fondement des mathématiques. Il le fit d'abord en perfectionnant la logique de Peano par l'adjonction d'un indispensable calcul des relations (cf. « Sur la logique des relations avec des applications à la théorie des séries »). A l'aide de cet instrument logique puissant, il put réduire l'axiomatique peanienne de l'arithmétique. Firent suite à la définition logique des nombres entiers, celle des rationnels, des réels et des complexes. Le projet russellien d'une réduction de toutes les mathématiques à la nouvelle logique était né. Le dernier jour du XIXe siècle, Russell acheva le premier jet des Principles of Mathematics et réalisait ainsi son rêve d'enfant : « Les mois qui s'étaient écoulés depuis juillet avaient été pour moi une lune de miel intellectuelle comme je n'en ai jamais connue avant ni après. Tous les jours, je comprenais 3 « Mon œuvre philosophique comporte une division importante : dans les années 1899-1900, j'ai adopté la philosophie de l'atomisme logique et la technique de Peano en logique mathématique - révolution assez grande pour rendre mes travaux antérieurs, sauf en ce qu'ils avaient de purement mathématique, étrangers à tout ce que j'ai fait plus tard. Le changement de ces années fut une révolution ; les changements ultérieurs ont été de la nature d'une évolution», MPD, chap. I, tr. p. 11 et aussi chap. VI, p. 51, tr. 81. Sur l'apport de Peano – et plus généralement sur la genèse de la pensée de Russell, cf. F.A. Rodriguez-Consuegra, The Mathematical Philosophy of B. Russell : Origins and Development. 4 quelque chose que je n'avais pas compris le jour précédent. Je croyais terminées toutes les difficultés et résolus tous les problèmes » (MPD, chap. VI, tr. p.91). Malheureusement, cette quiétude fut de courte durée. Sa découverte, au printemps 1901, des paradoxes, l'interrompit brutalement. Il dut alors reprendre son insatiable quête de certitude qui ne s'acheva qu'avec la réalisation des Principia Mathematica. Profondément enracinées dans les angoisses du jeune Bertrand, les recherches logico- mathématiques de Russell marquent un moment privilégié du uploads/Philosophie/ philo-math.pdf

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